S’embarquer avec Braque

Georges Braque est mort le 31 août 1963, à l’âge de 81 ans. Lors de ses obsèques nationales, André Malraux, devant la grande colonnade du Louvre, prononça un discours solennel et amical, retraçant une riche et discrète existence donnée à la beauté et afin de lui rendre l’hommage qui lui était dû.

Sur la gauche, passée l’entrée du petit cimetière de Varengeville sur Mer, se trouve sa tombe. Le musicien Albert Roussel est enterré non loin. Le vent et la rumeur de la mer qui s’agite en contrebas des falaises les unissent dans un même souffle. On pense à cette phrase du peintre: « L’objet est à l’espace ce que la musique est au silence ». Dans l’œuvre de Braque, il y a un peu de tout cela : des objets qui sont autant éléments de décoration que sources de lyrisme, de l’espace construit avec des plans imbriqués et des lignes qui se croisent, de la musique jouée sur les instruments qu’il aimait – flûte, violon, guitare – du silence enfin, celui de la contemplation et de la nature. Apollinaire disait avec juste raison que Braque « est un peintre angélique ».


Il y a aussi des barques, un thème qui n’est pas considéré comme majeur dans son travail, rappelle l’auteur de cet ouvrage dont le titre va au-delà de la facilité du jeu de mot. Effectivement, comment résister à l’anagramme écrit-il au début de son livre? Au regard rapide, ces barques échouées et vides risquent de n’avoir guère de valeur sinon picturale et encore, de ne pas dépasser le stade des « pochades ». Pour Braque, elles représentaient autre chose que des marines. En une trentaine d’années, il a peint plus de soixante tableaux où la barque est présente, en témoin. Solitaires le plus souvent,  parfois « fragiles et cabossées, retirées sur une grève », parfois massives, stables sur le sable et les galets, ailleurs défiant l’orage, exposant les bancs de nage ou alors étirant un mât sans voile, ici coque noire et là ellipse claire surmontée d’un drapeau, embarcation conçue pour dominer les vagues mais restée à terre, esquif qui affronte la houle mais ici celle de la durée, elles apparaissent, s’imposent, semblent perdues face à l’océan et cependant envahissent le cadre entier, de même qu’elles occupaient son esprit sans relâche.


Edouard Dor entre dans ce volet de l’œuvre du peintre avec curiosité certes, intérêt aussi,  beaucoup de respect surtout. Il démontre en se gardant de toute exagération combien les barques acquièrent, mises en parallèle au déroulement de la vie de Braque, une dimension insoupçonnée et sont porteuses d’un message dont, tableau après tableau, il tente de cerner la portée et de livrer le contenu. Une fine analyse accompagne le lecteur dans cette découverte et la progression à la fois temporelle et spirituelle de sa signification. Au terme de cette étude, il montre que l’anagramme se charge de ce fait d’un sens plus ample et plus profond que le début ne le donne à croire. Comme une coque qui pour ne pas se retourner nécessite un surcroît de lest, il charge peu à peu le texte de notations, de citations, de repères, de comparaisons, en fin de compte d’émotions qui donnent au titre sa légitimité.


A la fin de son essai, il rapproche entre elles cinq huiles sur toile réalisées au cours de cinq périodes différentes de l’existence de Braque. Parcours d’un créateur résumé à l’essentiel, itinéraire d’un homme multiple rassemblé au long d’un axe primordial, ces pages expliquent le pourquoi des fulgurances, des angoisses, des certitudes que ses tableaux révèlent. En simplifiant sans l’amoindrir leur lecture, Edouard Dor invite à pénétrer dans une intimité tournée vers l’infini comme la proue s’oriente, au moment de la navigation, vers la haute mer. Passer sur l’autre rive ! Avec une retenue des mots, sobrement, naturellement, « comme l’amandier fait sa fleur » disait Cézanne, c'est-à-dire s’épanouit sans chercher les vains effets, l’écrivain qui a déjà évoqué avec tant d’originalité Pontormo, Véronèse, Carpaccio ou encore Nicolas de Staël, éclaire la vie de Georges Braque, en déploie la richesse et signe à nouveau un texte accompli, sensible et subtil.


Dominique Vergnon


Edouard Dor, Sur les barques de Braque, dans l’attente de l’ultime traversée, Michel de Maule, 89 pages, 35 illustrations, 20 euros, janvier 2013

 

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