« La Maison d’Hannah et autres fictions », de Michel Arcens : Les noces du roman et de la peinture

C’est, du reste, l’auteur des Fleurs du Mal qui est allé le plus loin dans l’expression quasi clinique de la synesthésie. Son sonnet Correspondances est dans toutes les mémoires : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » Nous voilà au cœur du mystère.
Qui dirait mieux ? Michel Arcens. A cette trilogie, il ajouterait sans doute « les mots ». Et il le prouve par l’exemple, avec un livre parfaitement original, qui n’est pas le fruit d’une critique stricto sensu de l’œuvre picturale (nul commentaire technique, nulle description de tableau ne viennent obvier au propos que s’est fixé l’auteur), mais qui va plus loin et plus haut. En réalité, l’œuvre d’un romancier et d’un poète. Plus précisément d’un nouvelliste qui prend appui, pour laisser vagabonder sa propre imagination, sur la production d’un des artistes les plus prisés parmi les contemporains, le newyorkais Edward Hopper (1882-1967).
Hopper se laisse difficilement enfermer dans une catégorie particulière. Le réalisme, certes. La peinture d’une société américaine passée, et même dépassée, dont il conserve la nostalgie, assurément. L’opposition entre un monde « naturel » et idyllique (ô mânes de David Henry Thoreau….) et une modernité montrée dans toute sa crudité. Génératrice de cette mélancolie dont sont habités quasiment tous ses personnages, comme si les mutations auxquelles ils assistent les laissaient désemparés. Un regard acéré sur une civilisation et une époque dont il n’est nul besoin de dénoncer les tares ou les insuffisances pour qu’elles éclatent au grand jour. D’où la valeur incontestable du témoignage. Avec cela, un maître coloriste attentif, précis, et des cadrages qui dénotent l’influence de la photographie.
Dans le vaste ensemble des toiles laissées par Hopper, Michel Arcens en a choisi une vingtaine dont l’ouvrage offre la reproduction en tête de chacune des nouvelles qu’elles ont inspirées. Non pour se livrer à une exégèse ou les paraphraser. Elles lui servent de tremplin d’où son imaginaire prend son essor. Elles le stimulent, le projettent dans un univers qui n’est, par rapport à celui du peintre, « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre ». Qui englobe et dépasse en même temps les paysages et les portraits. L’écrivain peuple les premiers de personnages sortis tout armés de son esprit et de sa sensibilité, prête aux seconds une personnalité, une psychologie que lui suggère leur portrait. Chaque histoire procède de la fiction. Elle donne au tableau considéré une manière de prolongement, en fait vibrer les harmoniques.
L’intérêt, qui tient, évidemment, au fait que l’écrivain est imprégné des toiles choisies au point de faire quasiment corps avec elles, c’est que sa prose et l’illustration lui servant d’appui évoluent en totale indépendance – et en parfaite harmonie. Le texte, avec ses clairs-obscurs, fait écho à « la lumière d’Edward Hopper » évoquée par Michel Arcens. Il en propose un contrepoint, enrichit ses harmoniques. C’est dire la richesse de l’ensemble.
Jacques Aboucaya
Michel Arcens, Dans la lumière d’Edward Hopper. La Maison d’Hannah et autres fictions, Alter ego, mai 2015, 168 p., 18,50 €.
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