Primum vivere deinde philosophari ? «Philothérapie», un roman d’Éliette Abécassis

Est-il vrai que, depuis le célèbre «Madame Bovary c’est moi» que Flaubert aurait prononcé, sans jamais l’avoir écrit, nous aurions tendance à croire qu’il existerait un trait commun entre les auteurs et leurs personnages ? Les adeptes de ce transfert empathique feraient alors semblant d’ignorer que tous les efforts du travail romanesque consistent à sortir la fiction de l’aporie qui lui interdirait l’accès et le bon usage du réel et, par conséquent, sa propre liberté de voyager comme bon lui semble entre invention et matérialité.


C’est dans ce contexte qu’il faut regarder la relation élaborée, multiple et très bien maîtrisée qu’Éliette Abécassis entretient avec ses personnages. Rachel, Agathe, Anna, et maintenant Juliette, l’héroïne de son dernier roman, Philothérapie (Flammarion, 2016), pourraient toutes prétendre à s’identifier avec celle qui leur a donné naissance par écrit. Il faut dire que la tentation est grande et les raisons multiples ! Sauf qu'Éliette Abécassis a toujours refusé tout rapprochement de ce type, parlant à différentes reprises de son droit à l’invention purement littéraire et, par conséquent, à la distance qu'elle a toujours prise par rapport à ses personnages. Dès lors, il serait plus utile d'évoquer les thèmes de prédilection de ses romans qui mettent en scène des femmes souffrant à cause de l’amour, invoquant la fragilité de la condition féminine liée à l’infertilité, à l’infidélité de leurs compagnons et à la trahison, au divorce, à la tradition qui profite toujours aux hommes, au désir amoureux, à la fragilité de la beauté devant le temps qui passe, au droit au bonheur, etc. Le mérite d’Éliette Abécassis est de sortir toutes ces héroïnes du livresque et du jugement thétique pour les ouvrir à la narration, les élever au rang de personnages littéraires et leur donner vie dans un espace connu, peuplé d’éléments familiers aux lecteurs contemporains. 


N’est-ce pas cette modernité qui constitue un des traits essentiels de la personnalité de Juliette qui se décide d’entreprendre une thérapie assez originale, à l’aide de la philosophie, pour guérir son trop plein d’amour ? Après la rupture avec Gabriel, qu’elle croyait l’homme de sa vie, mais qui entretient une relation avec une autre dulcinée – la preuve, un SMS compromettant retrouvé sur son portable –, elle vit de plus en plus mal cette histoire de séparation, comme tant d’autres auparavant, et qui lui donne le sentiment d’être «malade de l’amour». «À chaque fois – nous dit-elle – c’est la même chose. Je vis des histoires dans lesquelles je m’enivre, je me perds et je me noie. J’en ressors de plus en plus lessivée, désespérée, avec l’impression que je ne trouverai jamais l’homme de ma vie, ni de mari, ni même de géniteur.» Plus loin (page 197), elle parle «de la désintoxication de l’amour», preuve que son anxiété dépasse le simple chagrin d’amour. Plus encore, Juliette a même une idée précise de la cause de sa souffrance, un diagnostic assez sévère, selon elle, «la duplicité amoureuse», qui, depuis six mois déjà, la fait souffrir et «flotter entre le sentiment de liberté et celui de la perte de sens», «un immense vide », en fin de compte. À trente-cinq ans, elle est traversée par des sentiments d’angoisse et par des questions sans réponses sur son avenir, sur la solitude dans laquelle elle vit, sur «les premières traces du temps sur son visage, et aussi ses cheveux blancs, qu’il fallait cacher par des shampoings colorants, de plus en plus souvent».


Allait-elle avoir une chance de fonder un foyer, avoir des enfants à côté de celui qu’elle ne cessait, malgré tout, d’appeler «l’homme de sa vie»? Pourquoi, malgré sa volonté et son désir maternel, était-elle vouée à se retrouver en fin de compte toute seule ? Et pourquoi ne pas répondre aux appels de Gabriel qui, à travers de mails enflammés, la supplie de revenir et de recommencer une nouvelle vie ensemble ?


Voulant se débarrasser à tout jamais de «l’illusion mensongère» d’un amour impossible, Juliette décide de faire appel au site Philoskype.com dont la vocation était ni plus ni moins de «guérir les maux de l’âme». Le professeur Jean-Luc Constant, normalien et agrégé de philosophie, assure le rôle de thérapeute afin de l’aider à retrouver «sinon le sens de la vie, du moins le fil de sa vie». La philosophie au service de la guérison du mal d’amour – vaste programme dont Juliette n’est pas complétement étrangère, ayant suivi elle-même un double cursus à la Sorbonne en communication et en philosophie.


La voici, donc, décidée à mettre la pensée et l’expérience amoureuse des grands philosophes au profit de son expérience de vie et de devenir ainsi «un sujet philosophique». Le sentiment d’être à côté de sa vie devient de plus en plus évident, comme elle l’avoue dès le début de ses conversations sur Skype avec le professeur Constant : «Pour tout vous dire, professeur, je ne sais plus très bien où j’en suis. Je travaille beaucoup, mais je ne vois pas où je vais».


Avec Philothérapie, Éliette Abécassis nous entraîne dans une série de débats haletants à travers un vaste programme que son personnage suit avec assiduité, en abordant des sujets très divers dans des chapitres dédiés à l’origine de l’amour, à l’amour qui dure, à la passion, à la trahison amoureuse, au désir, à la rupture amoureuse, à la séduction, à la méprise, au jeu amoureux ou à la déception amoureuse. Est-elle, cette thérapie, censée répondre aux nombreuses interrogations qui traversent l’esprit de Juliette, une manière de donner un sens au dicton latin que certains attribuent à Hobbes, primum vivere deinde philosophari, une équation ayant vocation à lier la réalité de la vie à la pensée philosophique ?


Reste à savoir quel rôle saura endosser le professeur Constant dans la pratique de l’iatrikè, cette  médecine globale qui s’occupe du corps, de la psyché et de l’esprit. Le portrait que Juliette dresse de lui est, en tout cas, de bon augure : «Elle était bouleversée par la force de ses idées, la simplicité avec laquelle il les avait formulées, par son visage qui exprimait la grâce et la beauté, ses yeux sombres si expressifs qu’elle s’y était perdue. […] Elle l’admirait. Il portait en lui une sorte de courage, de droiture intellectuelle et morale, ce que lui donnait sans doute la pratique de la philosophie […] Il était beau, d’une beauté à la fois virile et angélique, altière et étrange, d’une grâce qui l’impressionnait et lui donnait envie de disparaître sous terre. Tellement beau que c’était un plaisir, simplement de le voir, le regarder, et l’entendre». Comparée à lui, Juliette, cette Madame Bovary du Net, comme elle aime bien se définir, est en train de perdre sa jeunesse et sa beauté : «Ses pommettes hautes, ses taches de rousseur, sa coupe au carré, lui donnaient un air juvénile, mais pour combien de temps ? Bientôt, son apparence changerait, sa beauté se fanerait, telle la rose, elle courberait l’échine avant de se flétrir et de perdre ses pétales desséchés par le temps […]».


Fragile, indécise, l’héroïne s’interroge à plusieurs moments de l’histoire sur les raisons intimes de sa démarche thérapeutique, ce qui alimente ainsi la tension de la narration. Tout semble lui faire peur, surtout des mots comme passion, séduction ou déception. Juliette est, de ce point de vue, une incorrigible abonnée au désespoir amoureux, «malmenée, tiraillée entre des sentiments contradictoires». Cette fragilité est un trait de caractère bien connu chez les personnages d’Éliette Abécassis. Cette particularité mérite d'être mise en avant, faisant partie, pour ainsi dire, de la scénographie et de l’arsenal symbolique de ses protagonistes qui se vêtissent tous de ce costume austère qui marque l'omniprésence de l'angoisse et qui donne à l’action un air potentiellement tragique, mais d’une tragédie qui fait de la discrétion sa principale manière de manifester sa gravité. Dans ce sens, l’intrigue prend des accents visuels d’une théâtralité nouvelle, se servant des moyens modernes de communication qui sont les réseaux sociaux, Skype, adopteunmec.com, Facebook, etc. Et c'est sur cette nouvelle scène que se joue un destin tout aussi chargé en émotions, les gradins étant remplacés par l’écran de l’ordinateur qui, malgré les apparences d'une intangibilité protectrice, n’atténue en rien la cruauté du regard de l'autre.


La trame philosophique qu’Éliette Abécassis choisit pour sa narration ne fait pas de son roman un nouveau «Monde de Sophie», ni un de ces recueils ou traités de thérapie à la mode. Juliette vit malgré tout une vie de personnage de fiction et en cela elle montre toute sa vérité qui n’a de sens que dans le cadre de l’intrigue romanesque. Voilà pourquoi Juliette est profondément humaine, surtout lorsqu’elle dévoile le grand secret de ce qu’elle appelle «sa cathédrale intérieure» et qui révèle aux yeux des lecteurs une fragilité tellement compréhensible : «le socle de ses croyances s’effondre comme un château de cartes », une nuit obscure s’empare d’elle, le vide remplace ses rêves. D’où la question centrale qu’elle se pose sur la valeur et la nécessaire présence de l’être aimé dans toute relation amoureuse : sortir des concepts, des expériences de vie des autres, de toute pédagogie ou thérapie séduisante pour rejoindre la réalité de cet être aimé, présent en chair et en os, voici le grand défi de cette amoureuse perdue dans les couloirs du virtuel. Sera-t-elle rattrapée par l’incertitude ou se heurtera-t-elle à une réalité gouvernée dans l’ombre et ressemblant à une farce qui profite de sa fragilité ?


Lui donnant le prénom du personnage shakespearien, protagoniste de la tragédie d’un amour impossible, Éliette Abécassis veut sans doute rapprocher le sens de cette tragédie d’un contexte tout à fait nouveau : sous l’emprise d’une commercialisation à outrance, y compris dans le domaine des relations humaines, la société contemporaine a transformé l’amour en produit d’échange, sa monnaie étant le plaisir passager.


Alors, que faire lorsque l’on est «malade de l’amour» comme Juliette et comment se débarrasser de cette «illusion mensongère» qui finit par l'enfermer dans la solitude ?


La réponse se trouve dans ce roman haletant et passionné, porteur d’une écriture à laquelle Éliette Abécassis nous a depuis longtemps habitués et qui, sur fond d’érudition sagement dosée et discrètement affirmée, saura, peut-être, guérir nos maux d’amour et pas seulement. 


Le suspense est entièrement garanti !


 

Dan Burcea

 

Éliette Abécassis, Philothérapie, Éditions Flammarion, 2016, 310 p., 19,90 euros.

 

   

 

 

 

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