Les "Œuvres" de Cioran dans la Pléiade : un ouvrage pour spécialistes (sic)

Ici encore, ici aussi, une nouvelle fois l’utilité d’un ouvrage de
la collection La Pléiade trouve tout son sens. Outre le très bel objet, vous
avez en mains, en un seul volume ici rassemblés tous les ouvrages rédigés et
publiés par Cioran en langue française. Pas moins. Demeureront, bien entendu,
les écrits roumains antérieurs mais ils sont d’un autre temps, presque d’une
autre vie tant la métamorphose qui s’est opérée fut totale. Passerelle entre
ces deux mondes, le Précis de décomposition (1949) qui ouvre cet
opus-là, démontrant la volonté de Cioran d’aller vers un nouvel art d’écrire,
de s’imposer de nouvelles exigences stylistiques et d’appréhender un nouvel
horizon éditorial en développant une collaboration assidue - et fidèle - avec
la N.R.F. et Gallimard...
Dix œuvres rassemblées qui permettront au lecteur de suivre l’évolution de la
pensée d’Emil Cioran,
écrivain français qui s’imposa comme l’un des plus brillants stylistes du
Vingtième siècle...
Incarnant le chaos général dans ce qu’il a de plus nécessaire au
développement de la pensée, Cioran avança à tâtons. D’un essai à des aphorismes
lancés à la face du monde. Sans se soucier outre mesure de l’ordre des choses.
Il prenait seulement le soin, mais en y ajoutant un temps fort décalé, de
réunir ses textes isolés pour en faire des volumes cohérents...
C’est pour cela que les dix livres sont ici présentés dans l’ordre
chronologique de leur parution (1949-1987) ; sauf les Exercices
d’admiration (1986) positionnés par Nicolas Cavaillès en dernier car,
souligne-t-il, "ils relèvent d’une chronologie parallèle déterminée par leur
affiliation générique commune."
Chaque ouvrage est suivi d’un ensemble d’Appendices qui rassemblent les
premiers articles rédigés en français. Même si Cioran ne s’est jamais
définitivement prononcés sur le sort à donner à ses manuscrits et autres
brouillons. L’éditeur a choisi de donner à lire ces textes uniques et fragiles.
Car ce sont des documents d’une authenticité criante, en les situant au sein de
la totalité en mouvement des manuscrits...
Ce furent souvent ses yeux bleus qui irradiaient le visiteur. D’un translucide achevé, la couleur invitait au voyage. Quand l’intensité du regard risquait bien de donner envie de prendre ses jambes à son cou. Sans parler du panache de sa (non)coiffure. La nervosité qui piaillait d’impatience dans tout son corps. Électrique Cioran, à n’en pas douter. Mais surtout lucide, conscient d’être au centre d’une vacuité universelle qui n’apporte rien. Alors il se laissera porter vers sa prochaine décomposition. Et quitte à y être enterré, il creusera lui-même le gouffre d’angoisse qui l’ensevelira, quitte à s’y perdre trop tôt... Solitaire versé dans l’amertume, las, il tentera de tuer le temps en écrivant. Suprême ironie que de vouloir coucher sur le papier ce non-savoir qui est sensé retourner au néant alors qu’il risque bien devenir perpétuel. D’autant plus qu’il vient de pénétrer dans le saint des saints...
Mais au début, cela fut sans doute pris comme un jeu, une manière de s’amuser des mots, de trouver son style, de pouvoir ainsi y cacher son irrévérence. Et exprimer son nihilisme. Mélancolique et incrédule, Cioran travailla à corriger la cruauté éculée d’une Parque aux ciseaux, "par un souci de la formule la plus singulière possible, libre, particulière et définitive comme tout suicide."
Alors comment arriver à ses fins ? Quel dessein poursuivre
pour construire une œuvre basée sur une unique trame ? Car la mort
autorise cette obsession uniquement si l’auteur en fait son unique objet. La
plaie purulente qui aiguillonne la souffrance, source d’inspiration alors
inépuisable. Pour ce seul destin, alors l’écriture peut offrir l’outil idéal
pour arriver à bon port. Cioran le sait pertinemment : "l’écriture
existentielle qui se sera donnée pour modus operandi le reniement permanent de
soi"
conduira à l’autocritique, ce que Cioran appelait penser contre soi.
On peut s’amuser à suivre ad litteram la route tortueuse tracée par
cette hostilité à soi-même en lisant, l’un après l’autre, les dix livres ici
rassemblés...
De la retentissante explosion originelle du Précis de décomposition qui
est un ultime règlement de comptes avec Dieu, aux Aveux et anathèmes,
aphorismes souriants qui laissent une impression de repentir doux-amer... en
passant par les Syllogismes de l’amertume, délices d’insolentes
réparties qui claquent au vent de la lucidité. Cioran nous apprend que si
l’"on
se ruine d’autant plus à une passion que l’objet en est plus diffus", la sienne fut
l’Ennui : il succomba "à son imprécision". Car le temps
lui est interdit, ce n’est pas son élément, espère-t-il seulement
pouvoir, parfois, prendre un peu du temps de tout le monde...
Et ainsi de suite.
Ce volume
contient :
Préface, chronologie, note sur la présente édition
Précis de décomposition
Syllogismes de l’amertume
La Tentation d’exister
Histoire et utopie
La Chute dans le temps
Le Mauvais Démiurge
De l’inconvénient d’être né
Écartèlement
Aveux et anathèmes
Exercices d’admiration
Appendices, notices et notes, bibliographie, index
Annabelle Hautecontre
Cioran, Œuvres, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade n°574", édition publiée sous la direction de Nicolas Cavaillès, volume relié pleine peau sous coffret illustré, novembre 2011, 1728 p. - 56,00 € jusqu’au 31 mars 2012, puis 63,00 €
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