Le petit vieux des Batignolles, Emile Gaboriau invente le polar

Qui a tué le petit vieux des Batignolles ? Et pourquoi ? S'il apparaît assez vite que le coupable dénoncé par sa victime — en traçant à l'agonie le nom de son meurtrier dans son propre sang... —, est le  bon, d'autant qu'il avoue à plusieurs reprises, cela suffit au premier venu, pour sûr, mais pas à l'inspecteur Méchinet. Il sent bien, manière d'intuition naturelle, que tout cela n'est que comédie et qu'il faudra tendre quelques pièges pour que la vérité apparaisse. La vérité est bête et franche : une histoire adultérine, où se mêle aussi un peu d'argent qui ne vient pas assez vite en héritage... un fait divers porté par la truculence débonnaire au service du roman policier, considéré ici comme l'expression des mœurs de la société.

Répondant aux exigences des livraisons dans la presse du XIXe siècle, Emile Gaboriau ménage ses effets et ses fausses pistes, tend dans chacun des douze petits chapitres de son roman assez de vrais messages et de faux semblants pour qu'on soit toujours entre deux, à se demander si ce qui semble si improbable ne serait pas la vérité, et à mettre en doute sur un rien la vraisemblance la plus claire. Le présumé coupable est repéré tout de suite, la victime ayant tracé dans son dernier soupir les premières lettres de son nom avec son propre sang. Et il avoue, réitère, sans qu'on le menace. L'affaire est bouclée, au revoir madame ! ce qui, d'ailleurs, ferait bien les affaires du Procureur bien heureux de se débarrasser de ce dossier à si bon compte. Mais non, trop simple, pour l'inspecteur et son docteur, qui forme ici l'origine de ce qui sera plus tard Sherlock Holmes et le Docteur Watson  : Méchinet est en effet secondé par un jeune étudiant en médecin, par lequel toute l'histoire est racontée, et qui se lance dans l'intrigue par curiosité, voyant sans rien comprendre son voisin — l'inspecteur — rentré à pas d'heures et en de si multiples tenues. La surprise des faits qui s'imbriquent et des découvertes qui s'accumulent nous apparaît d'autant plus franchement que c'est par l'œil, naïf mais de moins en moins, du jeune homme que tout est dit.

S'il n'est pas l'inventeur du genre — contrairement à ce que nous dit la préface de cette édition (1) — Emile Gaboriau a su incontestablement donner au genre policier ses premières lettres de noblesse. Et même créer un archétype de personnage débonnaire qui poursuit l'enquête sans trop avoir l'air de s'y intéresser, qui sait toujours où il va mais laisse tout le monde perplexe. La liste des personnages qui doivent à Gaboriau leur caractère propre est vaste, ici naît sans aucun doute aussi bien Holmes, nous l'avons dit, que Colombo, dont le faux-air ahuri est le meilleur piège à vérité. Et tout est ici, dans une langue savoureuse et simple, qui met le quotidien dans un roman et parvient à en faire toute une histoire.


Loïc Di Stefano

(1) Comme Gaboriau grand lecteur de Poe, Charles Barbara (1817-1863) est avec L'Assassinat du pont-rouge le véritable fondateur du genre, même si son œuvre, plus diverse et moins « populaire », reste encore à découvrir.

Emile Gaboriau, Le Petit vieux des Batignolles, Liana Levi, « Piccolo », septembre 2005, 124 pages, 7 €
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