La chair du monde

N’y aurait-il « pensée », littérature et création que lorsque quelque chose n’irait plus de soi ? A l’heure où « être connecté » coûte bien moins qu’ « être engagé », deux livres effeuillent et explorent des états d’amour en territoire arpenté et labouré par un Homo sexualis en perpétuelle réinvention…

Assurément, il n’est d’expérience plus humaine, plus commune et plus actuelle que celle de « l’amour » palpitant au cœur de chaque existence… Mais quelle équation fondamentale est à l’œuvre dans le savoir des corps mis en états d’amour ? Qu’est-ce qui fait couple dans notre hypermodernité liquide qui ne reconnaît ni le prochain ni le semblable – mais juste des « objets de consommation » voire de « jouissance » ? A l’ère de la marchandisation générale de l’existence, la gamme d’expériences auxquelles on attribue le nom d’ « amour » n’en finit pas de s’élargir jusqu’à l’impensable.

On le sait : la fidélité ne fait plus recette dans une société en mal d’amour qui pousse ses membres en quête perpétuelle d’intensité à multiplier ces « expériences d’amour » dans l’indéfini comme dans l’indéterminable.

Ardentes apothéoses

Pendant quatre ans, la journaliste new-yorkaise Emily Witt s’est lancée à corps perdu dans un reportage-exploration du mystère qui fait désirer - et s’étendre toujours plus loin, sur d’improbables couches de roses bleues sans épines, de commencements en désenchantements, de conquêtes en fusions vers des (re)commencements sans fin… Plus précisément, elle s’est immergée dans des expériences de « non-monogamie extrême » qui vont des sites de rencontre et autres chats à la « méditation orgasmique » et la pratique des « polyamours », tenant le sexe pour une « façon de se rapprocher » des gens qui l’intriguaient et qu’elle désirait « mieux comprendre »…

Intitulé Future Sex, son ouvrage touche du doigt des pratiques de toujours – comme il approche des questions de tous les temps qui convergent avec celles de maintenant : la pratique de « l’amour libre » comme « principe structurant de la sexualité » marquerait-elle vraiment une « rupture avec l’histoire » ?

Dans une culture de la consommation où tout s’achète et se vend, les amies de l’auteure promènent leurs avantages incomparables dans le libre-service de ces métropoles regorgeant d’options sexuelles prêtes à l’emploi dont les succulences et vertiges les confrontent à cette inadéquation fondamentale : « Elles vivaient dans de beaux appartements et gagnaient assez d’argent pour fonder une famille sereinement mais il leur manquait un compagnon qui leur procurerait le matériel génétique nécessaire, un soutien à vie et de l’amour. »

Son reportage consommé, Emily Witt constate que le sexe vécu dans l’instantanéité comme dans la jetabilité sans culpabilité aliène autant qu’il libère - quand bien même il desserrerait la prise d’un éventuel engagement entre êtres sans conséquence ni lendemain : « Déclarer ouvertement que j’allais organiser ma sexualité autour de l’amour libre me paraissait parfois dénué d’intérêt. Je ne suis pas sûre qu’une déclaration d’intention ait de l’effet sur l’expérience vécue. Tout comme vouloir tomber amoureux ne faisait pas surgir l’amour, me proclamer « sexuellement libre » ne me libérerait pas de mes inhibitions (…) Je savais cependant que revendiquer ma liberté sexuelle comme un idéal m’aiderait à accorder mes choix antérieurs à l’idée que je me fais de la vie. »

Finalement, Emily Witt aurait rencontré son partenaire et ne se sent « pas gênée à l’idée qu’il passe la nuit ailleurs et réciproquement » - chez les « polyamoureux », la rédemption par la quantité congédie le spectre du manque comme de l’insécurité sans s’interdire l’approche hautement qualitative …

« Comme un éclat de rire »…

L’almanach 1929 réunissait autour de Kiki de Montparnasse alias Alice Prin (1901-1953), son compagnon d’alors Man Ray (1890-1976), Louis Aragon (1897-1982) et Benjamin Péret (1899-1959). A la demande d’Aragon, Man Ray réalise quatre photos « sexuellement explicites » mettant Kiki en scène avec un homme. L’ouvrage In-4 a été publié en 215 exemplaires aux éditions de la revue Variétés à Bruxelles. Aussitôt censuré et saisi, il n’a été réédité qu’en 1993 chez Cosa Nostra Experimentale en 129 exemplaires.

A l’invitation du duo Les Eroticiens, pratiquant depuis 2015 un « exercice amusé de l’érotique » (avec, en guise de profession de foi, le vers de Guillaume Apollinaire « comme un éclat de rire »), le photographe Jean-Louis Hess revisite les quatre saisons du précédent livre et crée quatre nouvelles photos en Noir et Blanche, accompagnées de textes solides en bouche de Jacques Abeille, Gilbert Lascault, Germain Roesz et Alexandre Zahnbrecher. Ce dernier fait la peau au langage et le mur, sautant allègrement de « l’hiver chez Ray » quand « Kiki baise » à l’hiver « en Noir et Blanche, chez Hess » 87 ans plus tard – car enfin, « c’est qui qui baise, en 2016 » ?

Claude Lévi-Strauss (1908-2009) n’affirmait-il pas que la collision des sexes fut le premier terrain de rencontre de la nature et de la culture ? Voire l’origine de la culture, faute d’être celle du monde ?

Dédié au libraire-passeur Bernard Noël qui officiait à l’enseigne Les yeux fertiles rue Danton puis Au regard moderne rue Gît-le-Cœur à Paris, ce bel objet Black Label éminemment cul-turel étire une parole jusqu’à son envol sans boussole et mène l’ars erotica vers son accomplissement dans la si révocable unité humaine. Mises en état d’amour et mise en images font du mouvement perpétuel de l’Homo sexualis, page après page, un voyage d’exploration initiatique où les partenaires engagent leur énergie créative en un commun effort de lisibilité dans un monde qui n’offre plus guère de trajectoires assurées à des humains s’étirant les uns vers les autres…

Ainsi du moins s’accomplit l’intime coopération de la cul-ture et de la nature dans une insoutenable légèreté affranchie de Thanatos, sous l’égide de l’Ordre de la Grande Gidouille du Collège de Pataphysique – comme s’accomplirait enfin, entre humains rendus à leur inventivité spontanée, la lucide coopération entre societas et communitas prenant volume si peauétiquement vôtre…

Michel Loetscher

Emily Witt, Future Sex, Seuil, mars 2017, 270 p., 19 €

Les Eroticiens, 2016, même, Ponte Vecchio éditions, 50 p., 20 €

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