Le roman biographique de Limonov, par Emmanuel Carrère

Difficile de s’interrompre dans la lecture de ce roman biographique. Pas seulement parce qu’Emmanuel Carrère, s’appliquant à raconter la vie trépidante d’un individu plus que louche, retrace aussi l’Histoire d’une bonne partie de notre monde depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Non, la frénésie qui s’empare du lecteur vient certainement aussi de la fascination de l’auteur pour son sujet sulfureux, une fascination qu’il transmet avec talent. 


Edouard Veniaminovich Savenko n’a a priori pas beaucoup de chance : né doté d’un incommensurable orgueil, ses parents ne sont pas bien haut placés dans la hiérarchie sociale soviétique du bled qu’ils habitent. Son père n’a même pas participé activement à la Grande Guerre Patriotique ! Et puis, il est petit et doit faire avec une vue tellement mauvaise qu’elle lui barre évidemment la perspective d’être un jour, lui, militaire. Très vite, Edouard de vient surtout un emmerdeur. Un voyou qui passe par l’hôpital psychiatrique, une mesure correctionnelle en vogue à l’époque. Un parasite qui se sert d’une pauvre fille pour pénétrer l’underground artistique local. Car il a maintenant un but : devenir poète et surpasser Brodsky, ce salaud, qui est devenu la coqueluche du tout Leningrad alors qu’il est à peine son ainé. À peu près à ce moment, le petit Savenko devient Limonov (jeu de mots russe évoquant à la fois son acidité et son côté explosif). Puis, c’est le départ vers les grandes villes russes, la vie de bohème avec une nouvelle femme qu’il semble aimer surtout pour sa beauté qui fait qu’on l’envie, lui, Edouard. Mais tout ça ne lui convient pas. Et en bon emmerdeur, il obtient de partir d’URSS. Sa femme sous le bras, il arrive à New-York, et le désenchantement ne va pas tarder à pointer le bout de son nez. Largué, sans emploi, baragouinant un anglais douteux, il s’enfonce dans une clochardisation totale, fait sans conviction dans la prostitution homosexuelle… Puis, coup de chance, se voit devenir le laquais d’un milliardaire. Une position bien peu reluisante pour ce personnage mégalo, mais c’est ça qui lui mettra le pied à l’étrier. Car pendant toutes ces mésaventures, il a eu le temps d’écrire. De bons livres, des moins bons. Mais toujours tellement sulfureux que personne ne veut le publier aux Etats-Unis. Et un jour la France l’appelle. Nouveau pays, nouvelle adaptation, nouvelle vie de bohème qui le mène dans un studio qui ressemble fort peu au lit aux draps de soie de son patron qu’il squattait en son absence. Mais un début de reconnaissance, et c’est ce qui importe. Devenu citoyen français, il repart en Russie lors de l’effondrement de l’URSS. Un véritable drame. Il faudrait faire fusiller Gorbatchev et Eltsine, deux fripouilles qu’il honnît. S’affirmant comme l’un de ces nostalgiques de l’empire soviétique, la weltanschauung politique de Limonov commence à se concrétiser. Mélange d’extrême-gauche et d’extrême-droite, lubies à la fois romantiques et totalitaires, c’est sur ce terreau que Limonov va fonder son parti politique. Non sans être avant aller donner un coup de main aux Serbes face aux Croates. Il l’aura finalement faite, la guerre ! Passé par la case prison, où il a bien cru qu’il devrait finir ses jours, l’individu évolue à la tête d’un parti interdit dans la Russie poutinienne, connaît ses heures de gloire médiatique en manifestant tous les 31 (1) du mois, et poursuit ses chimères politiques tout en espérant certainement finir ses jours en héros.       

Alors évidemment, si Limonov est un roman passionnant, c’est bien sûr d’abord grâce à la trajectoire ahurissante de son personnage principal, racontée dans une langue douce et bien tournée qui ne se prive pas pour autant de quelques passages nerveux et d’argot bien senti. C’est qu’il faut un certain style pour raconter la vie d’un type pareil. « Sa liberté d’allure et son passé aventureux en imposaient aux petits-bourgeois que nous étions. Limonov était notre barbare, notre voyou : nous l’adorions. » Il en imposait aux cercles littéraires français des années 1980, il en impose toujours au lecteur qui, tout comme Emmanuel Carrère lui-même, se voit renvoyer à la figure la banalité de son existence. Homme couvert de femmes sa vie durant, on a mal pour lui, tant les séparations sont malheureuses et se voient suivies du zapoï, la grande cuite à la russe. On frémit, quand las, il décide de se prostituer, quand désespéré, il s’ouvre les veines pour prouver à celle qu’il aime qu’il vaut cent fois mieux que tous les autres, quand violent, il décide de monter au front avec les Serbes. On rit, beaucoup, de certaines situations, comme ce jour où tout observateur qu’il est, il finit par comprendre que depuis des semaines il ne couche pas avec une milliardaire mais avec la bonne du milliardaire. 

Evidemment, on est loin de l’hagiographie. D’aucuns seront certainement révulsés par ce personnage, indignés par ses agissements, révoltés par ses idées politiques de bolchévique fascisant. D’ailleurs, l’auteur l’écrit lui-même : « [Limonov] se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement. » Et c’est sans doute ce que l’ouvrage présente de plus fort. Si, comparant ça et là, la vie de Limonov et la sienne, l’auteur ne peut prétendre à une totale objectivité, il a indubitablement une approche sincère. Il ne cache pas sa perplexité et sa fascination et, quoiqu’on pense des passages qui le concernent lui, cette comparaison fait mouche à la fois pour rendre la vie de Limonov encore plus dingue, et pour évoquer ces quelques décennies qui nous séparent de la seconde guerre mondiale. Carrère se fait apolitique dans Limonov. Il nous expose avec perplexité les avis du bonhomme, sa conception du monde, les met en perspective par rapport aux divers évènements historiques. Et il nous donne aussi ses propres opinions, non sans autant de perplexité. Fallait-il prendre parti pour les Serbes ou pour les Croates ? Fallait-il adorer ou détester Gorbatchev ? Faut-il tenir Soljenitsyne pour un courageux génie ou pour un simple écrivain réac’ ? Quand on referme Limonov, franchement, on ne sait plus très bien. Evidemment, le lecteur restera toujours plus proche des opinions de Carrère que de ceux de Limonov. Mais tous ces questionnements, toutes ces confrontations de points de vue, offrent l’immense avantage de regarder notre récent passé d’une manière beaucoup moins simpliste.


Matthieu Buge     

(1)  Le 31 car c’est le numéro de l’article de la constitution garantissant la liberté de manifester


Emmanuel Carrère, LimonovPOL, septembre 2011, 496 pages, 20 € 


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Le roman vient de reparaître en folio, avril 2013, 8,10 eur