Le Cri de la mouette : la culture des sourds, quand va-t-on s’entendre ?

Les sourds. Les handicapés donc. Comment on le prononce déjà ? C’est toujours le même débat sur le célèbre « h » aspiré : faut-il faire la liaison ou non ?

Emmanuelle Laborit, sourde profonde de naissance, refuse le terme de « mal entendant ». Toute l’histoire pourrait se résumer ainsi. Car au fond que signifie ce terme ? Qu’il y aurait des bien entendant, à coup sûr. Certes, mais il y a une absurdité, car si l’on parle d’entendant tout court, pourquoi nier à l’un la neutralité qu’on accorde à l’autre ? Sans doute parce que la « norme » voudrait que les hommes naissent avec un nerf auditif qui fonctionne et non pas déficient. Ah, nous y voilà, l’abcès est crevé.

 

En avisant la quatrième de couverture, le lecteur pourra avoir la familière et désagréable sensation qu’il tient là un nouveau plaidoyer pour l’égalité de tous, à une époque où la pitié semble être devenue un pouvoir entre les mains du plus démuni (mais pas d’esprit) qui sait l’exploiter.

Ceci n’est pas un énième et non moins touchant livre sur la condition des handicapés marginalisés dans un monde qui ne leur est pas adapté. Non, c’est autre chose. Plutôt le témoignage d’une jeune fille en quête d’elle-même, son appel à l’aide, l’inévitable succession d’étapes qui s’avèreront formatrices avec le recul, enfin le soulagement de savoir qui elle était intrinsèquement vouée à devenir. Non, vraiment, c’est beaucoup plus qu’un exercice de style au service des sourds où seuls les mauvais esprits verront une subtile tentative d’apitoiement. Ceux qui croient encore que la surdité de naissance est une déficience physique qu’il faut soigner a tout prix.

 

Dans ce roman autobiographie écrit en collaboration avec Marie-Thérèse Cuny, Emmanuelle Laborit dépeint avec une grande justesse l’univers des sourds, sans fioritures ni pitié. En nous prenant par la main, elle nous emmène dans sa jeunesse où elle s’est élevée seule parfois, à cheval entre ses deux mondes parallèles. Plusieurs étapes donc pour se construire. C’est d’abord le bouleversement quand ses parents découvrent l’existence de l’International Visual Theatre (IVT), le théâtre des sourds de Vincennes, en écoutant son fondateur sourd s’exprimer à la radio en langage parlé complété (LPC). Emmanuelle à 7 ans. Elle va enfin pouvoir communiquer avec les autres, rattraper son niveau qui a péniblement atteint celui de la maternelle, grandir et s’épanouir. Lever de rideau pour Emmanuelle Laborit.

Tout s’enchaînera dans un tourbillon d’espoir ; les cours à l’IVT, la rencontre d’autres sourds profonds, la naissance de Marie sa petite sœur qui réagit à son prénom. Une irascible envie d’apprendre la langue des signes française (LSF) qui répond à toutes les demandes d’une langue (c’est une des raisons pour laquelle on parle de langue et pas de langage) qui contamine obligatoirement la famille. Confiance donc en l’avenir qui semble moins incertain pour Emmanuelle.

 

Arrivée en 6ème, c’est la stupéfaction, une sensation de régression instantanée ; le professeur dispense son cours en LPC et interdit formellement l’usage de la LSF. A l’incompréhension fera suite, la solitude dans la cour de récré, pourtant lieu de tous les possibles, Emmanuelle se heurte à la craintive ignorance de ses camarades qui ne la comprennent pas, refusent de désobéir. Improbable réalité, la mouette, est isolée parmi les siens. Tout au long de son autobiographie, l’auteur se prendra à partie, s’interpellant « Mouette » en souvenir du surnom donné par ses parents. Un oisillon donc, qui peine tant à quitter le nid qu’à pousser des cris.

Toute leur vie, les sourds expérimentent une différence telle que ceux qui possèdent la parole et l’audition ne peuvent même pas la soupçonner. Qu’ils pratiquent la lecture labiale ou la (LSF), les sourds ne peuvent comprendre une information que s’ils la visualisent. De dos, toute communication est impossible, impensable même le langage des signes est basé sur le canal visuo-gestuel.

 

Etre sourd c’est appartenir à une culture, à une ethnie différente dans laquelle la gestuelle à une importance primordiale. Même en se bouchant les oreilles, il manquerait à tout entendant qui pratique la LSF l’expérience fondamentale de l’altérité qui habite intrinsèquement les personnes atteintes de déficiences auditives. « Etre sourd, c'est être condamné non pas à ne pas entendre, mais à vivre dans un monde qui ne comprend pas les sourds. » selon le spécialiste Yves Delaporte. Car la surdité, si elle ne limite pas les gestes quotidiens, est ressentie comme socialement très handicapante. Pour la compenser et car ils sont immergés dans une société entièrement conçue par et pour les entendants, les sourds doivent développer des astuces étonnantes. A l’instar des aveugles, la perception de leurs autres sens s’en trouve exacerbée.

 

Bien sur une solution existe. Mais Emmanuelle refuse l’opération, pour elle et tous les sourds de naissance. Cet implant cochléaire dont aucun grand ponte de la médecine ne peut garantir les effets désirés. Un traitement lourd, non naturel qui obligerait à un travail de longue haleine avec les orthophonistes pour identifier le son perçu. « obligerait » car si le succès est possible, le miracle est quant à lui exclu. L’échec, en revanche, doit être sérieusement envisagé.

Emmanuelle doit donc apprendre à entendre, le comble pour une personne qui n’a jamais entendu la voix de sa mère ni de son père.

 

L’arrivée d’une petite sœur, tantôt complice et élève appliquée face à l’enseignement de la LSF dispensé par sa grande sœur, tantôt relai rompu vers le monde extérieur, refusant de composer le numéro et de servir d’interprète. L’enfer des coups de fils à l’heure où le téléphone est le meilleur moyen d’émancipation, le plus accessible pour n’importe quel adolescent. Pourvu qu’il entende bien sûr. Pas grave, car bientôt l’ancêtre de l’ordinateur prendra le relai. L’ère du minitel offre à Emmanuelle un premier sentiment si précieux de liberté. Le besoin logique d’indépendance ressenti à treize ans est décuplé chez Emmanuelle, nécessairement dépendante de ses proches depuis toujours, où chacun lui sert de relais avec le monde extérieur.

 

Maigre consolation, la surdité peut devenir une arme lorsqu’elle se retrouve en mauvaise compagnie dans un lieu public. Puis la maturité, cette étape où on réalise qu’on veut trouver un plaisir ailleurs que dans la fête, parce qu’il le faut. Jouer les femmes de ménages sur les tables en carrelage du labo de son grand père pour se payer des premières vacances à Ibiza, tenir un budget, faire la courte expérience de ne rendre de compte à personne, Emmanuelle a grandi. Elle se rebelle face aux campagnes d’information sur le virus du sida. Inaccessibles, élaborées par et pour des entendants, elles échappent complètement aux sourds « les sourds meurent du sida par manque d’information » écrira l’auteur. Même aberration devant les discours politiques non retranscrits en LSF en temps de campagne. Quel bulletin glisser dans l’urne ? C’est la question qui se pose pour trois millions et demi de sourds. La conséquence est prévisible : ceux qui ne se sont pas désintéressés de la politique votent pour l’intervenant qui, articulant le plus, leur permet de pratiquer la lecture labiale.

 

Ce livre est une dénonciation collective. Celle d’un monde mal fait car « mes yeux sont mes oreilles, sincèrement, il ne me manque rien, c’est la société qui me rend handicapée, dépendante ». La communauté des personnes atteintes de déficience auditive, de surdité, qu’elle soit de naissance ou brutalement apparue au cours de leur vie, a trouvé en Emmanuelle Laborit le symbole d’une lutte sinon silencieuse, du moins agissante.

 

Ne résistez pas à la tentation de visualiser la scène poignante de la cérémonie des Molières 1993 (Fanny Ardant les larmes aux yeux, Pierre Palmade attentif, prêt à faire le signe de l’affiche des Enfants du silence). Pour découvrir cette femme qui signe avec des gestes vigoureux pour remercier le public et le théâtre du haut de ses 22 ans. Double consécration, joie incommensurable, Jean Dalric l’homme qui partage avec elle cette pièce et la vie est récompensé pour la meilleure adaptation d’un film étranger. Ironie du sort ? La scène, lieu d’expression par excellence, aura été le théâtre de l’épanouissement d’Emmanuelle Laborit.


Camille Pelpel


Emmanuelle Laborit, Le Cri de la mouette, Robert Laffont, 1993, 204 p. - 19,50 € (environ 6 € en poche)

1 commentaire

... A l'époque lorsque j'ai vu ce film j'ai été très touchée par cette femme rebelle , belle de surcroit et qui plus est une très grande maturité de se battre dans une société ou les gouvernements sont sourds comme des vieux pots. Chaque jour la vie est un long combat à tous les niveaux... Il ne faut jamais baisser les bras se défendre, se faire entendre et aller plus loin si il le faut pour faire accepter nos revendications...
FCM de NANTES