Emmanuelle Lambert en Pythie au-dessus du volcan

Qui n’a pas vécu dans sa chair un séminaire de Lacan n’aura jamais ressenti l’indicible frisson de l’inutilité incarnée, du temps perdu, de se sentir absent de sa propre vie, prenant alors conscience que tout est fait de travers, tout est inversé, loin, si loin de l’ordre naturel, d’où nos névroses, ulcères, angoisses… Qui ne l’a jamais vu éructer à l’assemblée ses quatre vérités ne peut dire qu’il se connaît lui-même : Mais accepteriez-vous vraiment de vivre cette vie-là si au bout du compte vous n’étiez pas sûrs que vous allez mourir ?

Depuis La tête haute Emmanuelle Lambert se faisait discrète ; sans doute fut-elle frappée, elle aussi, de lucidité face à ce monde digital qui nous détruit un peu plus chaque jour et tentait-elle de tenir debout en réalisant des commissariats d’exposition. Sans doute digérait-elle le concept du Cercle que Yannick Haenel avait si magistralement dessiné…

Qui n’a jamais rêvé de disparaître sans laisser de trace, comme cela, d’un claquement de doigts : Itinéraire d’un enfant gâté avait ouvert la voie, Belmondo et Anconina pétillants sous la baguette de Lelouch dans une démonstration des conséquences d’un ras-le-bol mis au pied du mur.
Ici se narrera la version féminine de cette fuite programmée qui, avant la mort, nous est aussi permise, si tant est que l’on ose s’y soumettre. Eva Silber franchira le Rubicon ; après tout, on ne vit qu’une fois.

Trilogie des affects en construction pyramidale, ce roman poignant s’ouvre sur un directeur de service arrogant qui s’amuse à persécuter ses salariés, établir des fichiers, les espionner jusque chez eux ; quand le petit chefaillon ne se masturbe pas dans son bureau en pensant à Eva, la dernière arrivée qui l’intrigue beaucoup par son mutisme.
Décor planté : nous sommes dans une société qui manipule des statistiques sur les décès pour tenter de projeter des pronostics visant à en éviter les causes.
Viendra s’immiscer la collègue de bureau qui, promiscuité oblige, se sent pousser des ailes d’amitié qui lui permettent certaines postures, déclarations, inquisitions au-delà du périmètre de sécurité. Eva Silber demeure stoïque, silencieuse, secrète… Quel intérêt les conversations à la machine à café pour éculer des sujets aussi pertinents que le prix du mètre-carré, les impôts, les séries américaines, les légumes oubliés ; ah oui, le potimarron, de la famille des cucurbitacées, qui déclenchera un cataclysme lors d’un dîner (l’une des scènes les plus drôles du livre).

Or, la clé des songes au diapason du bonheur, après les passions charnelles, pourrait se trouver là où personne n’aurait l’idée de la chercher, dans l’énigme du ravis, ce Paul rencontré – percuté – dans le hall de l’hôpital : une collusion qui fera parler d’elle. Une remise en perspective des priorités dans le cadre de mots anciens employés fort à propos, juste valeur du signifié qui permet aux êtres de se rencontrer, de se découvrir, sans selfie ni SMS vulgaires et oppressants…
C’est ce chant du possible – ou cet autre champ du possible ? – que peint Emmanuelle Lambert dans une langue poétique ajustée aux trois personnages soutenant la stature de l’héroïne qui laisse le récit changer les ressentis, invitant le lecteur à s’approprier l’espace, investir son temps dans la réflexion passagère d’une peinture impressionniste. Moderne et nostalgique, ce roman implique cette idée de renoncement qui nous happe parfois, ce lâcher-prise si cher à la psychanalyse et/ou à la philosophie, unique remède pour ne pas s’aliéner et tenter vaille que vaille de danser encore et toujours au-dessus du volcan !

 

François Xavier

 

Emmanuelle Lambert, La désertion, Stock, janvier 2018, 160 p. – 15 €

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