Gino au Mucem : contre-pied de la légende et double-jeu littéraire

Jusqu’au 17 février 2020, le Mucem présente une grande rétrospective Jean Giono (1895-1970). Pas toujours aisé d’exposer un écrivain (sic). Quoi montrer ? Des photos ? Des livres ? Des manuscrits ? Emmanuelle Lambert a su relever le défi. D’autant que Giono n’est pas l’écrivain provençal dans lequel on l’a enfermé. Il fallait donc donner chair à cet artiste prolifique. Ainsi sont donc bien exposés – pour la première fois – la quasi-totalité de ses manuscrits. Ils dialoguent avec près de 300 œuvres et documents. Archives familiales, correspondances, reportages photo, éditions originales, entretiens filmés, carnets de travail, manuscrit, films, adaptations cinématographiques de son œuvre par Marcel Pagnol et Jean-Paul Rappeneau. Et quelques peintures naïves du mystérieux Charles-Frédéric Brun qui lui inspira Le Déserteur. Plus quelques pièces d’amis peintres. Dont Bernard Buffet, une glaçante peinture consacrée à Dante…

Je crois qu’il n’y a rien d’objectif, que tout est subjectif, aussi bien le lecteur que l’auteur, par conséquent, il faut que les deux subjectifs coïncident. À ce moment-là, vous avez créé la vérité.

Jean Giono est une incarnation de la figure de l’écrivain du XXe siècle. Romans et récits se succèdent et vont nourrir les aspirations des cinéastes. Le monde de l’image se développe. Giono ouvre aussi ses écrits aux peintres et illustrateurs. Il donne des entretiens télévisés. C’est un homme moderne. Il ne rechigne pas à entrer à l’Académie Goncourt. Il devient un homme public. Il est l’auteur patrimonial par excellence. Sorte de patriarche de la littérature française. Il est lu et admiré. On l’édite de la Pléiade à peine un an après sa mort. Il est enseigné au collège comme à l’Université. Il jouit aujourd’hui d’une postérité sans tâches. Il incarne la grandeur stylistique et la douceur provençale…
Or, entre l’image d’Épinal et l’œuvre de Giono, il y a tout de même un peu d’espace. Emmanuelle Lambert s’est y glissée, fine mouche, elle a su passer à travers le chas de l’aiguille des certitudes qui piquent un peu trop les portraits sur le mur des légendes. Et le fossé s’est creusé…

En effet, tout, depuis ses premiers écrits et ses engagements politiques, est traversé chez Giono par l’obsession de la violence et des batailles. Tout. À commencer par la célébration de la nature et de la simplicité de la vie rurale née du traumatisme de la Première Guerre mondiale. Mobilisé à vingt ans, cela laisse des traces !
L’échec de la vision des Pacifistes le marqua fortement. Les périodes d’emprisonnement et les suspicions de collaborationnisme lors de la Seconde Guerre mondiale – le Dictionnaire de l’épuration des gens de lettres (1939-1949) de Jacques Boncompain confirme l’infamie qui s’abattit sur les écrivains à la Libération – achèveront de le plonger dans une noirceur infinie. Une suie qui va lui coller à la peau et se répandre dans son œuvre à partir de l’après-guerre. Les Chroniques romanesques et le Cycle du Hussard en témoignent…

 

Ne vous attendez donc pas à trouver que le Giono écrivain provençal, cet attendu va être quelque peu battu en brèche. Même si une photo le montre enveloppé de son plaid, pipe à la bouche, dans son bureau manosquin. Cette exposition a pour but de rendre à Giono ce qui lui revient. D’où l’importance de se débarrasser de ce poncif : le provençalisme. Encore un isme inutile qui facilite la non-pensée. Surtout il le mettait en rage. Plusieurs fois Giono a formulé sa haine de cette image-placard. Et cela va totalement à contresens de ses livres ! La Provence de Giono n’existe pas plus que le Sud de Faulkner…
Emmanuelle Lambert s’est attachée à montrer que Giono rend à la pratique littéraire son dû : rarement un auteur aura démontré de façon si ostentatoire que la littérature est avant tout une pratique double. De lecture. D’écriture. Ainsi, la Provence de Giono, graphomane et lecteur boulimique, est ce qui s’articule entre le dehors qui l’entoure et sa bibliothèque. Ce qui se voit. Se dit. Et s’écrit…

L’exposition joue de ces divers a priori et attendus. Ils sont donc traités dans le contrepied. Ouvrant l’idée d’exposer ce qu’on est finalement en droit d’attendre : une proposition littéraire. Une lecture du trajet de l’œuvre. Une lecture de la figure de l’auteur. Une lecture du processus de création… autant de pistes que les lectures faites à leur tour par les visiteurs qui viendront enrichir, nuancer le parcours…

Pari osé, mais pari réussi par Emmanuelle Lambert. Avec ce très beau catalogue qui permettra au visiteur – ou à ceux qui ne peuvent s’y rendre – de découvrir ce conteur virgilien. De lui redonner la part de chair et d’obscurité sans laquelle aucun écrivain ne peut exister. Ni sa lumière briller au-dessus des noirceurs qui l’ont fait naître. Une articulation obligatoire de l’histoire littéraire et de l’expérience créative.

Annabelle Hautecontre

Emmanuelle Lambert (sous la direction de), Giono, 190 x 255, nombreuses illustrations, Gallimard, octobre 2019, 320 p.-, 39 €
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