La Venise spirituelle de Jean-Paul Kauffmann

Tout aurait été dit et écrit sur Venise, entend-on, or, non ; jamais un sujet aussi complexe que Venise ne pourra être épuisé ; tout le moins si l’on accepte de sortir des canons classiques. Il n’est donc pas ici question de décrire, évoquer, scruter, analyser la cité des doges, mais bien de jouer avec elle de la même manière que l’on joue à se perdre dans ses venelles. Venise est la ville par excellence où vous ne devez pas prendre de plan avec vous, seulement mémoriser quelques axes, et partir à l’aventure. Car en se perdant, c’est aussi soi-même que l’on retrouve.
Et c’est ici l’idée que Jean-Paul Kauffmann exploite, partant d’un prétexte personnel tiré de son enfance, devenu un toc, une manie d’aller fourrer son nez dans chaque église qui pointe son clocher (je l’imagine à Varsovie, où les maisons de Dieu pullulent à tous les coins de rue), une quête de beauté, une curiosité pour ce qu’il va y découvrir, un retour aussi, peut-être, vers ce qui l’a aidé à tenir pendant les mille jours de captivité passés au Liban, jadis…
Même si la page est tournée, l’ombre de Beyrouth plane dans cette enquête sur les églises fermées de Venise.

Puisqu’il faut bien un but pour continuer, Jean-Paul Kauffmann s’est investi d’un défi : pousser la porte des églises interdites au public. Idée extravagante au premier abord, mais se rappelant la sentence de Lacan, comme quoi une porte close pouvait s’ouvrir à qui le demandait avec assez de conviction, il aborda le problème avec la candeur du pèlerin à qui l’on ne refuse rien. Bien entendu, ce fut tout le contraire qui arriva : ni le Patriarcat, ni les administrations dont dépendent les sites convoités ne prirent au sérieux les requêtes de ce Français en mal d’idées originales. Mais à force d’abnégation, de patience, de rencontres inopinées mais fructueuses, d’amitié, de tactique (la fameuse théorie de l’enveloppement), et de chance – car quel que soit votre projet, sans une once de chance vous n’allez nulle part – les clés s’introduisirent dans les pênes rouillés et le miracle s’accomplit…



Mais au-delà de certaines visites magiques ou étranges – lieu en total déshérence, site réaffecté, œuvres d’art somptueuses, jardin d’Eden – cette quête en devient spirituelle, à force de méditation lors de longues promenades, d’étude des nombreux tableaux qui peuplent Venise, et de rencontres – ami exilé sur un îlot-vignoble, guide touristique, restauratrice de tableaux, simple curé, etc. Ainsi prennent vie tous ces habitants que le touriste ne voit pas, donnant à ce livre une force humaine dans un concert publicitaire dont il faut absolument s’extraire quand on va à Venise car les secrets se livrent dans le silence, hors des axes premiers…

Lecture captivante qui ensorcelle, nous entraîne dans une atmosphère ouatée d'introspection artistique et philosophique, tant Venise offre aussi le temps de la réflexion, de ce sens caché qui gouverne nos pas, cycles rituels que l'auteur accompli avant de rentrer chez lui, sorte de mantra pédestre qui le conduira aussi vers la révélation, lui offrant l'imprévu, cette porte entr'ouverte par laquelle il se glissera et découvrira l'une de ses églises qui se donne enfin...
En peintre des mots, Jean-Paul Kauffmann écrit sur la nuance, l’ellipse, le détour, tous ces angles morts qu’Hugo Pratt lui a montrés, cette Venise trouble, évanescente, mobile, qui rit en s’échappant dès lors que vous avez cru qu’elle se donnait à vous. Venise est multiple et toujours vous y reviendrez…

François Xavier

Jean-Paul Kauffmann, Venise à double tour, Équateurs, mars 2019, 330 p.-, 22 €

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