Ernest Hemingway, "Paris est une fête"

Neverending Stories


Des bougies et des fleurs, bien sûr. Mais il y avait aussi, sur ces autels spontanés, des exemplaires de l’ouvrage d’Hemingway Paris est une fête.


Donc, à la suite des événements que l’on sait et qu’on n’est pas près d’oublier, le longseller est soudain devenu bestseller : Gallimard a dû réimprimer ces dernières semaines vingt mille exemplaires de l’édition Folio de Paris est une fête d’Hemingway.


Cependant, les lecteurs qui s’avisent d’acheter cet ouvrage sur la seule foi de son titre risquent d’être un peu déconcertés. Bien sûr, ce titre peut apparaître à lui seul comme un manifeste de la civilisation contre la destruction, comme la proclamation de la vie et de la joie de vivre face aux semeurs de mort, mais, s’il s’inspire d’une phrase de l’ouvrage, il n’est pas pour autant très fidèle au titre original, A Moveable Feast, et est loin d’avoir son caractère énigmatique. L’expression moveable feast désigne à l’origine les fêtes religieuses chrétiennes qui, contrairement à Noël, par exemple, ne tombent pas toujours à la même date. Pâques, la Pentecôte sont ainsi des fêtes un peu « flottantes ». Hemingway, qui n’avait rien d’une grenouille de bénitier, a probablement repris cette expression à son compte pour signifier que la magie de Paris dépassait Paris : qui, comme lui, a vécu à Paris traîne toujours avec soi l’empreinte de cette ville même après l’avoir quittée. Woody Allen, dont le Midnight in Paris s’inspire copieusement de Paris est une fête, a lié toutes les vignettes qui composent l’ouvrage avec une intrigue, et a donné à moveable une valeur spatio-temporelle, puisque son héros, à la faveur de la nuit, se retrouve dans le Paris des années vingt au milieu des personnages évoqués par Hemingway — en ne faisant d’ailleurs que croiser quelques secondes Hemingway lui-même. Mais c’est bien celui-ci, pourtant, qui l’amenait, par le truchement de Gertrude Stein, à prendre conscience de la farce dont il était le dindon hic et nunc. Cette coquetterie de scénario, nous allons le voir, nous permet peut-être de mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui autour de ce livre. Rien n’empêche les morts de nous envoyer des messages d’outre-tombe. En tout cas à travers la littérature.


Une fête, vraiment, le Paris des années vingt pour Hemingway & Co. ? Allons donc ! Certes, il doit bien y avoir une ou deux phrases assurant qu’il était facile d’être heureux à Paris pendant cette période, mais elles relèvent surtout de l’autosuggestion, ou plutôt de l’illusion rétrospective, puisque ces souvenirs ont été rédigés plusieurs décennies « après les faits ». Le jeune Hemingway doit souvent se priver de repas pour pouvoir s’offrir tel ou tel plaisir, et la plupart de ses confrères américains, écrivains ou artistes, à l’exception de Fitzgerald, sont le plus souvent logés à la même enseigne. Rencontres et discussions ont presque toujours lieu dans des cafés — Hemingway semble avoir composé l’essentiel de ses œuvres parisiennes à la Closerie des Lilas —, mais si le vin et le whisky font constamment partie du décor, ils sont porteurs d’une tristesse ou d’un désespoir qui pourraient servir d’argument massue pour toutes les ligues antialcooliques de la planète. Les amitiés sont souvent des amitiés qui se défont. Elles sont surtout de façade — Hemingway est soulagé d’un grand poids quand son excursion à Lyon avec Fitzgerald se termine (car Paris n’est pas le seul et unique décor de l’ouvrage), l’auteur de Gatsby se révélant être un insupportable hypocondriaque. La réconciliation, après plusieurs passages nuageux, entre « Hem » et Gertrude Stein est purement formelle. Chez Ezra Pound, la drogue vient prêter main faible à l’ivresse. Et il y a au cœur de ces tableaux un suicide qui, rétrospectivement, nous semble être comme l’annonce de celui d’Hemingway lui-même (rappelons d’ailleurs que Paris est une fête a été publié en 1964, soit trois ans après sa mort [1]). Seule Sylvia Beach, propriétaire de la librairie Shakespeare & Co. semble échapper à la grisaille générale.


Comme tous les personnages qui défilent sont des écrivains ou des artistes, on pourrait s’attendre à trouver une réflexion sur le malheur comme germe de la création artistique. Rien de tel. Pas même un mot d’Hemingway sur la manière dont il compose lui-même ses œuvres. A peine aura-t-on droit à une brève remarque sur le fait que Fitzgerald s’est remis à écrire à partir du moment où la folie de sa femme, Zelda, a été officiellement diagnostiquée. Et à un aphorisme : on apprécie mieux la valeur des œuvres d’art — car les sens sont plus aiguisés — quand on meurt de faim.


Où est donc l’ouvrage requinquant que son titre et que la rumeur nous font attendre ? Eh bien, il est là, mais en creux. A Moveable Feast, donc, n'est pas un journal ; c’est un livre de souvenirs, dont les protagonistes sont pour la plupart morts quand Hemingway finit de l’écrire, mais qui sont presque tous passés à la postérité. Inutile, donc, d’imaginer ou de prétendre que les années vingt ont été des années heureuses pour la Génération perdue. C’étaient bien plutôt des années de vaches maigres. Mais là est justement le miracle : Paris, même si l’on ne sait pas très bien comment, puisque la création restera toujours un mystère, a été pour ces Américains et Anglo-saxons en goguette le terreau magique qui leur a permis — en tout cas, qui a permis à beaucoup d’entre eux : Pound, Fitzgerald, Joyce — de composer leurs œuvres en anglais, de triompher de l’espace, du temps et de la mort. C’est peut-être en cela que la fête est moveable : elle n’a pas eu lieu du vivant des convives, mais elle se prolonge et se reproduit ad vitam eternam au-delà des limites étroites de leurs existences.


Paris sera toujours Paris ? Peut-être. Leur Paris, en tout cas, reste le nôtre.


FAL


[1] Il y a d’ailleurs deux éditions de cet ouvrage. Une édition revue, corrigée et enrichie — celle qu’on trouve actuellement en Folio — a été publiée en 2009 par le petit-fils d’Hemingway. Certains critiques ont contesté la pertinence de cette refonte. Elle se veut, certes, fidèle aux intentions de l’auteur, mais qui peut dire quelle forme définitive Hemingway aurait donné à son livre s’il en avait lui-même contrôlé la publication ?



1 commentaire

Ce beau texte est réédité pour coller à l'actualité, comme précédemment le traité de la tolérance de Voltaire. Espérons que l'illustration par la littérature prime sur le mercantilisme...