Pour l’amour de l’amour ou les figures de l’extase

Le Petit Robert est formel, l’extase est « un état dans lequel une personne se trouve comme transportée hors de soi et du monde sensible ». Comment, alors, peindre ce qui n’est qu’éther ? Comment montrer ce qu’il advient de l’âme qui s’électrise soudain pour dépasser tous les excès ? Comment dessiner la traversée du miroir dans la transe sublimée ?

Un seul artiste pouvait s’offrir ce défi.

Voilà un peu plus de quarante ans qu’Ernest Pignon-Ernest se joue des espaces et des règles pour peindre la mémoire, quitte à œuvrer dans l’éphémère. Il était donc tout désigné pour magnifier le corps de ces femmes et explorer au plus près les lignes de fuite de leurs courbes offertes au plaisir spirituel. Oui, l’extase est frère jumeau de l’orgasme – tout comme la transe – car tous trois permettent à l’esprit de se libérer du poids du corps pour voguer libre et serein sur un océan de béatitude. Ainsi, l’action psychique marquera-t-elle obligatoirement son hôte, ce corps lourdaud qui soudain se mue, plume dans le souffle d’air et prend une pause. Si le temps s’arrête l’espace d’une seconde, alors seul le peintre saura rendre sur la toile cette métamorphose.

 

Tout est parti de Naples, voilà plus de quinze ans. A la suite de ses collages dans les rues, Ernest Pignon-Ernest fut touché par les grandes mystiques, et il voulut dialoguer avec elles à travers les siècles. Elles sont ici au nombre de huit : Marie Madeleine, Hildegarde de Bingen, Angèle de Foligno, Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila, Marie de l’Incarnation, Louise du Néant et Madame Guyon. Il en a donc retenu huit avec lesquelles il entreprit de tenter de comprendre ce qui pouvait les conduire à la pâmoison ; quel témoignage traduire de ces esprits en plénitude avec les cœurs ?

Pour saisir la merveille et forcer l’interdit, Ernest Pignon-Ernest devait avoir accès à l’invisible. Il s’empara alors du plus simple des outils, le fusain, et son génie associé à son talent firent le reste.

 

Ici demeure la magie de l’art : comment une surface lisse peut-elle soudainement donner vie à un corps dessiné ? Comment le spectateur peut-il frissonner dans le regard qu’il porte et sentir s’enflammer son cœur face à l’impalpable et sensuel portrait ?

Au fur et à mesure que l’on tourne les pages, une tension s’installe, le regard se pose et s’envole, s’enroule et se perd dans le labyrinthe des plis de ces corps oubliés dans leur plaisir solitaire … Point de voyeurisme ici, plutôt une communion dans le partage de ce transport impossible d’une âme pour la première fois immortalisée dans ce qu’elle a de plus fragile.


 

Hors du champ de la gravité, ces corps flottent : c’est pourquoi, pour les exposer, Ernest Pignon-Ernest a voulu leur imposer une profondeur de champ pour que la vision s’anime et se démultiplie. Il a alors fait installer un miroir d’eau sombre pour que s’y mêlent les signes du dessin et ceux de la chapelle.

On en reste bouche bée.

Ces dames ont trouvé leur écrin pour l’éternité dans ce livre-objet. Ponctuées de poèmes d’André Velter, les photos des croquis ou celles prises en la chapelle Saint Charles d’Avignon, au musée d’Art de Saint-Denis, à l’hospice Comtesse de Lille, au prieuré de Ronsard à Saint-Cosme ou encore à la chapelle de la Salpêtrière, à Paris, brisent toute mémoire pour signifier leur imprimatur. Il y aura désormais un avant et un après.

 

[…]

Elles étincellent à force d’être livides.

Elles sont au monde pour se libérer de ce monde.

Elles souffrent d’une famine qui creuse plus que la faim.

Elles s’inventent un ciel infernal qui a goût d’azur calciné.

[…]

Elles sont les messagères d’un scandale éclatant.

Elles sont folles avant d’être saintes.

[…]

Elles sont des visions incarnées.

 

 

François Xavier

 

Ernest Pignon-Ernest & André Velter, Pour l’amour de l’amour – Figures de l’extase, 100 illustrations en couleurs, 200x270, relié plein papier, Gallimard, octobre 2015, 176 p. – 35,00

1 commentaire

Je me souviens de la superbe exposition de ces grands panneaux d'Ernest Pignon-Ernest en 2011 au musée d'Art et d'Histoire de... Saint-Denis (hé oui !)