"Les Réprouvés", chef-d'œuvre d'Ernst Von Salomon

Paru initialement en 1930, ce récit autobiographique nous plonge au cœur d’une Allemagne au bord du chaos, celle qui défaite à l’orée des années vingt sera le théâtre de luttes fratricides suite à l’humiliation et aux restrictions imposées par le Traité de Versailles.

Un livre marqué par la noirceur d’une époque trouble, à travers les yeux d’un jeune homme résolu à ne pas abdiquer ; un réprouvé précipité dans l’action aussi héroïque que brutale en quête d’un destin parmi les ruines.

« Nous étions partis pour protéger la frontière, mais il n’y avait pas là de frontière. A l’heure présente nous étions nous-mêmes la frontière, nous gardions les voies libres pour l’avenir. Nous jouions une rude partie, mais nous flairions la chance et ce sol était la couleur sur laquelle nous avions misé. »

Né à Kiel en 1902, Ernst Von Salomon est trop jeune pour participer à la Grande Guerre. Fraichement sorti de l’école militaire et témoin du mépris de la rue pour les officiers revenus du front, il s’engage dans les corps francs (Freikorps), ces groupes de volontaires refusant l’ordre bourgeois de la république naissante de même que les revendications sociales des couches populaires menées par les marins et les ouvriers.

Tandis que les troupes françaises paradent dans les villes allemandes, accentuant le sentiment de haine chez une partie de la jeunesse envers les autorités en place, les corps francs rejoignent les pays baltes pour tenter de contenir l’avancée des bolchéviques aux frontières ; frontières mobiles, se déplaçant au gré des manœuvres d’une poignée de frénétiques allant jusqu’à se rallier au drapeau des Russes Blancs. Ces troupes de choc seront à leur début stratégiquement tolérées par les alliés et utilisées par la Reichswehr pour faire le sale boulot. Elles deviendront par la suite l’élément à abattre.

« Si les gens du dehors vous tapent dessus, il faut riposter, il ne faut pas encaisser les coups sans les rendre. »

À l’intérieur, les corps francs doivent faire face aux spartakistes, donnant lieu à des scènes de guérilla urbaine aussi impitoyables que fascinantes tant l’auteur parvient à restituer avec précision chaque instant au cœur du chaos. Les combats sont d’une violence extrême et les lynchages d’officiers capturés sont monnaie courante, les prisonniers ayant appartenu à la vieille garde prussienne étant particulièrement prisés par la foule favorable au camp adverse – avec la finesse qu’on lui connaît en pareil cas.

Leur engagement les mènera jusqu’en Haute-Silésie, dans le but de récupérer des secteurs perdus. C’est qu’au-delà de la figure du guerrier luttant non pas pour le bonheur du peuple, pour reprendre l’auteur, mais pour lui offrir un destin, la notion de pangermanisme héritée du siècle précédent est encore très forte. Malgré la débâcle, les amputations territoriales, notamment en faveur de la Pologne, sont pour eux l’affront de trop.

« Lorsque ceux-là disaient Allemagne, pensions-nous, ils voulaient dire constitution et lorsqu’ils disaient constitution ils voulaient dire traité de paix. Une volonté d’absolu nous semblait faire défaut chez ceux de Berlin et c’était cela qui nous faisait paraître le pouvoir si délicieux et si léger à porter. »


Entre temps, la République de Weimar s’est mise en place, tant bien que mal, et collabore avec les services français. Les réprouvés d’alors s’organisent en réseau : trafic d’armes, attentats, tentatives de putsch et traque des agents doubles :

« La Sainte-Vehme châtie les traitres ».

C’est le temps de l’Organisation Consul, société secrète et armée nationaliste-révolutionnaire. Walter Rathenau, ministre des affaires étrangères, est ainsi assassiné dans l’espoir de faire vaciller le gouvernement. Ernst Von Salomon sera condamné à cinq ans de prison pour avoir participé au complot. Fin de l’épopée.

« Mais s’agit-il pour nous de succès ? Il s’agit pour nous d’accomplissement. Non, nous n’avons pas eu de succès, nous n’aurons jamais de succès. Nous avons marchés et nous avons créé un ordre dans l’atmosphère étouffante duquel nous n’avons plus qu’une unique envie : un peu d’air frais. »

Si le livre vaut pour son témoignage unique sur cette période méconnue de l’histoire allemande, c’est avant tout un objet littéraire remarquable, à la fois puissant et froid, romantique dans l’exaltation de sentiments violents et profondément noir.

L’écriture nerveuse d’Ernst Von Salomon électrise les scènes de combat, tranche dans le vif avec une virtuosité rare, un souci du détail exhaussant le réalisme des attaques mais aussi l’absurdité même de ces corps réduits à l’état de pantins désarticulés. La tension est palpable tout au long du récit et l’atmosphère de guerre civile, de menace constante, qui perce à chaque page place le lecteur dans un vertige saisissant et favorise une certaine complicité avec le narrateur.

On comprend d’ailleurs mieux en quoi le démantèlement de Versailles, dont l’impact a été si désastreux sur le moral des vaincus, ainsi que le bilan dressé par l’auteur quant à l’attitude des élites a pu entretenir le désir de revanche. C’est cette colère, cette indignation devant l’honneur souillé qui le pousse à marcher plus avant, à repousser les limites malgré la souffrance et le mépris dont fait preuve son propre pays à l’égard de cette armée composite qui va chercher ses modèles chez les reître et les lansquenets ; une armée dont la soif d’absolu ne s’apaise jamais sinon dans le feu d’une action toujours renouvelée en contact permanent avec la mort.

« Je ne puis pas croire qu’une génération comme la nôtre, jetée dans la lutte, éduquée, endurcie par elle, puisse être destinée à renoncer, obéissante, à sa lutte sur l’ordre insipide de ceux qui s’effraient aujourd’hui des conséquences de leurs propres volontés. »

Les journées de détention qui suivent la condamnation sont d’une désolation abyssale, ponctuées par les travaux forcés et les mises au cachot pour insoumission. Des pages passionnantes sur l’enfermement et la propagande de rééducation, en dépit du contraste évident avec l’effervescence des débuts.

Ici l’aventure devient intérieure. La lutte contre la folie et la tentation du suicide passera par un intérêt croissant pour la littérature, même si l’auteur doit se contenter la plupart du temps des ouvrages autorisés par le système.

Si le style incisif, empreint de cynisme, est toujours aussi marqué, le ton se fait plus confidentiel. Ernst Von Salomon évoque à plusieurs reprises la notion de justice et de crime, en écho aux événements qui l’ont mené là, et comme le souligne Michel Tournier qui a préfacé le présent ouvrage, il y défend l’idée d’une morale forgée dans la philosophie de Kant, une morale envisagée comme absolue et désintéressée.

Ce sera l’occasion pour lui de revenir sur le sens de ses actions, qu’il ne reniera à aucun moment, mais aussi de dresser le profil psychologique de cette génération perdue lancée vers le néant. De sa réclusion, l’exaltation et la rage finiront par se heurter aux murs de la cellule et les rares nouvelles de l’extérieur sonneront comme autant de constats d’échec. Libéré en 1927, il s’écartera de la politique avec la montée du nazisme dont il refusera les distinctions et se consacrera à l’écriture d’une œuvre largement autobiographique.

Arnault Destal


Ernst Von Salomon, Les Réprouvés, préface de Michel Tournier, traduit de l'allemand par Andrée Vaillant, Bartillat, « Omnia », Juin 2011, 421 pages, 14 €


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