Erri De Luca, Le tort du soldat

Deux récits qui s'entremêlent :  celui d'un écrivain qui pourrait être Erri de Luca lui-même du moins qui partage avec lui un intérêt de lecteur et de traducteur pour le yiddish, langue à laquelle il se consacre comme pour se déprendre de l'horreur qui s'est emparé de lui lors de sa visite des camps de concentration d'Aushwitz et de Birkenau cinquante ans après la découverte de la Solution finale ; et celui d'une femme qui raconte son parcourt à celui qu'elle découvre comme un étranger, ce père récemment revenu d'Argentine en Autriche, son pays natal, et dont elle va apprendre très tardivement son passé de criminel de guerre alors qu'il déverse sa haine antisémite avec un seul regret : avoir perdu la guerre... 

"Je suis un soldat vaincu. Tel est mon crime, pure vérité."

Deux récits comme les deux faces d'une même souffrance, la même "question juive" qui restera comme la grande souffrance du XXe siècle. Le tort du soldat, ce n'est pas de s'être engagé contre l'humanité ni d'avoir plus récemment fui ses responsabilité, mais d'avoir été défait comme si la culpabilité, les remords, la prise de conscience de la monstruosité des actes commis, ces failles qui font la beauté de l'homme, étaient absentes de celui qui perdit toute forme d'humanité dès lors qu'il revêtit avec fierté l'uniforme nazi. 

"Une langue n'est pas morte si un seul homme au monde peut encore l'agiter entre son palais et ses dents, la lire, la marmonner, l'accompagner sur un instrument à cordes."

Alors qu'il traduit du yiddish à la table de l'auberge où il déjeune, l'écrivain porte son regard sur la jeune femme et les destins se croisent alors. Toute la force du récit tient sur le rapprochement de la femme qui s'est naturellement opposé à l'histoire cachée de son père (elle a été modèle et donc se dénude quand lui se cache, elle est attirée par la culture juive quand lui la vomit, etc.) et de cet écrivain qui observe la rencontre père-fille de l'extérieur, comme il rencontrait la culture juive de l'extérieur. Cet homme qui estime devoir se battre pour une langue que certains ont voulu exterminer en exterminant ceux qui la parlaient, cet observateur de la forme et la présence des signes linguistiques comme autant de témoins du destin des hommes. 

"J'ai appris la langue yiddish, parlée par onze millions de Juifs d'Europe de l'Est et rendue muette par leur destruction."

Dans une langue magnifique, Erri de Luca pose en esthète les questions universelles de la langue et de l'humanité, de la mémoire et de la conscience, voire simplement la déshumanisation par le crime absolu. Un roman concis, mais tellement riche et beau !

Loïc Di Stefano

Erri De Luca, Le tort du soldat ("Il torto del soldato" Feltrinelli avril 2012), traduit de l'italien par Danièle Valin, Gallimard, "folio", novembre 2015, 96 pages, 5,80 eur
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