Luc Dietrich - Biographie d'une trajectoire brève

Orphelin de parents brûlés par la drogue, Luc Dietrich connut une enfance misérable dont il fit un livre sans pareil. Le Bonheur des tristes est cette splendeur jaillie de l’enfer qui ne perdra jamais de son incandescence. Une leçon d’écriture doublée d’une leçon de vie. Frédéric Richaud lui consacre une biographie formidablement documentée. Pas après pas, il accompagne le parcours d’un homme calciné qui cherche le secret de l’exactitude et le mouvement vers la pureté.  

 

D’abord il chercha dans le ciel l’étoile nervalienne qui indique le chemin à suivre et, n’y pensant plus, mais parcourant sans trêve l’asphalte des rues, comblé par les lueurs qui en annoncent d’autres, il fut un jour étrangement ébloui. Était-ce un astre ? Était-ce l’illumination ? Il arrive qu’une étoile se pare d’aspects terrestres. Un livre est donné par miracle à celui qui guette obstinément. Dans sa fortune (et dans son cas, ce mot est l’autre nom de la bibliothèque), Frédéric Richaud possédait la lumière confondue avec le chemin et c’était L’apprentissage de la ville, « un ouvrage d’une rare valeur », signé Luc Dietrich.

 

L’auteur du Bonheur des tristes (1935) est la flèche qui traverse à rebours la vie de Frédéric Richaud. L’écrivain authentique, celui qui abat les cartes de la littérature, lui est plus familier qu’une étoile aperçue dans le ciel. Luc Dietrich n’est pas qu’un signe phosphorescent sur la couverture d’un livre. Il est l’écho d’une crucifixion (ainsi que son visage sera représenté, couronné d’une ville épineuse dans l’édition de poche proposée par Folio), le souvenir d’une figure qu’on lui décrit la moue aux lèvres. Frédéric Richaud est de sa parentèle. Son arrière-grand-mère maternelle, née Marie Dietrich, était la sœur de son grand-père. Auteur de plusieurs romans chez Grasset, d’ouvrages sur Boris Vian (Le Chêne, 1999) et René Daumal (avec Jean-Philippe de Tonnac, Grasset, 1998), le voici déroulant un parcours dans lequel ses pas sont mêlés.

 

« J’ai donc passé près de vingt ans à recueillir des informations à son sujet. Vingt ans de lectures, de recherches dans les bibliothèques, de rencontres avec ses proches parents et ses anciens amis qui m’ont, chacun, ouvert leur cœur, leurs souvenirs, leurs cartons et dont certains, avant de mourir, m’ont fait don de leurs archives en grande partie inédites. » Ces mots en prélude à la biographie qui vient de paraître forment pour le lecteur un espoir qui ne sera pas déçu. Une telle enquête menée par la passion de connaître celui que Paul Éluard qualifia d’écrivain véridique et, rappelons-le, conduite par une recherche au-delà du visible (« la petite tache blanche (…), celle qui guidera nos pas dans la nuit froide des grandes aventures de l’âme », Frédéric Richaud in le Cahier douze qu’il consacra à Luc Dietrich, en 1998, aux éditions Le Temps qu’il fait) ne peut aboutir que complète. Sans circonvolutions exégétiques ni débordements hagiographiques, cette biographie s’attache exclusivement aux mouvements de Luc Dietrich d’une misère l’autre, en suivant le fil de ses amours nombreuses et cette grâce de l’amitié qui fut son secours et fonda son éveil.

 

Une trajectoire brève (1913-1944) comprise entre deux chaos : la drogue qui anéantit Adolphe et Madeleine, ses parents ; le bombardement de Saint-Lô, Capitale des ruines, au cours duquel Luc Dietrich est blessé (« C’est drôle, quand on est mort on vit encore ») avant de se dissiper dans la nuit. Deux bornes rugueuses bouchent un paysage voué à l’errance et à la solitude. De cette géographie cernée par le malheur, Luc Dietrich fait une œuvre, l’une des plus conséquentes, hostile à la fallacieuse littérature (il serait en quelque manière un frère exact de François Augiéras), favorable à la quête de soi dans une empoignade permanente contre les masques et les tricheries savantes de la fiction. Balloté de placements en placements durant toute son enfance, confié à des paysans qui le mettent au cul des vaches, la vie de Raoul Dietrich (selon l’état-civil) doit beaucoup au miracle de la rencontre, autant dire au mystère des coïncidences. Luc Durtain, poète et romancier unanimiste, est l’une de ses chances. Raoul devient Luc Ergidé (en hommage à Durtain) et publie Huttes à la lisière, à compte d’auteur et tiré à cent exemplaires hors-commerce. C’est l’époque des trente-six métiers et le temps où sa mère adorée l’appelle de ses cris et murmures (« Viens ! viens ! viens ! ») avant de décéder à la suite d’une crise d’intoxication compliquée de tétanos. C’est le temps où il ne peut dormir autrement qu’assailli de rêves qui lui « montent à la bouche comme le sang ».

Luc Durtain l’épaule sans faiblir, usant de son carnet d’adresses pour trouver un nouvel emploi chaque fois que Dietrich perd pied.


Au régime des coïncidences et de la chance, Lanza del Vasto surgit à ses côtés sur un banc du parc Monceau. Une amitié se noue (« équivoque », comme le dit à raison Frédéric Richaud) que l’on évaluera en lisant, en préface à L’Injuste Grandeur ou Le Livre des rêves (Éditions du Rocher, 1993), Histoire d’une amitié écrite par celui qui s’est fait connaître pour avoir fondé, en 1948, les Communautés de l’Arche inspirées des enseignements de Gandhi. De cette rencontre ne s’ensuit pas que Dialogue de l’Amitié (Robert Laffont, 1942) dans lequel Lanza del Vasto tient le rôle de Chrysogone mais une collaboration étroite dans l’accomplissement du Bonheur des tristes et de L’Apprentissage de la ville. À ce point que Luc Dietrich exigea de son éditeur, Robert Denoël, que le nom de Lanza del Vasto figurât en couverture du Bonheur des tristes. En pure perte.

 

Parmi les figures de la chance, celle qui éclaire cette fois un écrivain tendu vers un même point (se connaître et non pas s’édifier en gloire), c’est, en 1938, le contact capital avec René Daumal, créateur avec Roger Gilbert-Lecomte, Robert Meyrat et Roger Vailland du Grand Jeu ; c’est d’approcher l’un de ceux qui revendiquaient « l’honneur d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes. » Travailler sur soi était l’objectif fixé par Georges Gurdjieff, chercheur de vérité entouré de disciples parmi lesquels Luc Dietrich, « l’apprenti sage ». Dire que cette rencontre fut un passage vers plus de clarté serait osé. Le personnage est controversé et soupçonné de distiller la mort, comme le souligne Frédéric Richaud en citant le propos de René Guénon, selon lequel Katherine Mansfield aurait succombé au système Gurdjieff. À son ami le cinéaste Jacques Baratier, Dietrich résumera l’expérience par ces mots : « À moi il n’a fait que du bien. »

 

Homme soumis à la recherche, faute de céder à la tentation du suicide, Luc Dietrich enquille les rencontres spirituelles mais aussi charnelles. Les listes de ses amantes retrouvées par Frédéric Richaud sont sur ce point significatives d’un besoin d’ivresse inétanché. La quête de l’amour (auquel sa mère n’a pu répondre) passe par une collection de femmes dont beaucoup assurent sa survie dans tous les sens du terme. Ainsi cette biographie est-elle l’évocation d’une dérive accompagnée par des femmes de cœurs, par des guides assurément spirituels. On y croise Joseph Delteil, la comtesse Pastré mais aussi des voyous gigantesques. C’est le récit d’une bataille perdue d’avance et ceci en dépit d’aides vertigineusement qualitatives. C’est l’histoire d’un écrivain (doublé d’un talentueux photographe) qui ne construit pas un monument inévitable mais qui essaie de vivre en se perfectionnant, en chassant du pied les fausses apparences, en s’imposant un régime d’écriture semblable au travail d’un forçat, biffant à la lame du rasoir l’effet de style, l’image clinquante, la beauté qui ne serait issue d’aucune blessure, d’aucun spasme. D’où la confrérie qu’il génère, une société secrète (mais ouverte à tous) où s’unissent des lecteurs avides de phrases qui tracent sur le papier des jets de lumière.

 

 Guy Darol

 

Frédéric Richaud, Luc Dietrich, Éditions Grasset, septembre 2011, 315 p., 20 €


 

Bibliographie sommaire


Le Bonheur des tristes, Denoël, 1935 ; Le Temps qu’il fait, 1995

L’Apprentissage de la ville, Denoël, 1942 ; Le Temps qu’il fait, 1995

L’Injuste Grandeur ou le livre des rêves, précédé de Histoire d’une amitié, Le Rocher, 1996

Poésies, reprenant Huttes à la lisière, Le Rocher, 1996

L’École des conquérants (chapitres inédits du Bonheur des tristes), Éolienne, 1997

Demain, c’est le possible suivi de Lettres à René et Véra Daumal, Éolienne, 2011

 

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