Sade : Gaudriole philosophique

Recevoir un livre entouré d’un film plastique suscite toujours des questions existentielles. Doit-on déchirer  avec les doigts et dans ce cas lequel, l’index glissé entre la couverture sur la tranche ou bien gratter du pouce dans un coin, ensuite dégager une ouverture par le trou ainsi percé, se saisir du morceau libéré et tirer à soi ? S’armer d’un coupe-papier, et prendre le risque que celui-ci en glissant n’égratigne la couverture ou pire incise et effiloche la tranche? Il va de soi que la solution où l’on déchirerait avec les dents est à proscrire, il ne s’agit pas d’un vulgaire sachet de chips. Alors, l’ouvrage reste un moment en attente devant l’indécision du nouveau propriétaire. Coups d’œil rapides, hésitations, supputations. Seule certitude : personne n’a feuilleté avant moi ce volume 50 lettres du marquis de Sade à sa femme, paru chez Flammarion, est un de ces joyaux. Couverture anthracite, tarabiscotage parme foncé et grise l’inscription du titre et des auteurs, Cécile Guilbert et Pierre Leroy. Raffinement suprême : une faveur de teinte souris claire entoure le tout d’un nœud coquin aplati.


Mon attirance n’a pas été mise branle par le marquis de Sade, un peu une des plaies nécessaires de la littérature française, une sorte de gaudriole philosophique pour intellectuels en mal de gros mots. Sade viole mon imaginaire par son écriture totalitaire où mes efforts de conception personnelle disparaissent sous l’extravagance de l’élucubration sadienne. Lire Sade équivaut à du masochisme nécrosé et névrosé, selon moi. Prétendre cela du vénérable marquis peut bien révéler un goût douteux des Lettres. D’un autre côté, la permission m’est octroyée de partager mes pensées quitte à me faire excommunier par la coterie des bien-pensants littéraires. Toutefois, force m’est de reconnaître qu’une thèse sur Sade propose l’opportunité de côtoyer tout un vocabulaire particulier et revendiquer être occupé à l'introspection littéraire tout à fait dans la même veine que rédiger sur Houellebecq, celui-ci parfois comparé à celui-là. Là n’est pas la question.


Le nom de Pierre Leroy, je l’avoue m’est totalement inconnu. Je me méfie des universitaires car ils exposent fréquemment une tendance à ambitionner avoir une meilleure compréhension de la signification de la prose d’un écrivain que lui-même, genre : « il a consigné ceci, mais en fait il voulait dire cela », communément appelé le décryptage des intentions de l’auteur, dans un langage abscons, de préférence, dont la lecture procure plus le frisson de délit d’initiés que de la participation à une analyse littéraire. Je suis donc plaisamment soulagée de lire sur la notice d’accompagnement l’appartenance de monsieur Leroy à la congrégation des bibliophiles de grande renommée et « à l’origine du choix de lettres proposé ». Que les lettres aient été annotées par Patrick Graille et Jean-Cristophe Abramovici, la feuille mauve accouplée au dos de l’ouvrage me l’apprend de même. Ma curiosité a été titillée par Cécile Guilbert, avec intérêt depuis ma lecture du Musée national dans lequel elle fait preuve d’une grande acuité dans l’écriture de son monde du travail dans une entreprise nationale et narre une relation amoureuse consommée sans se vautrer dans la coucherie médiatique et médiatisée de bonne augure chez plusieurs contemporains.


Moult réflexions bien pesées, je me décide pour l’élimination du plastique avec l’ongle du pouce. Pratique moins élégante que le coupe-papier, j’en conviens, mais néanmoins sans danger. Le nœud pas vraiment un bolduc et le ruban plutôt de mercière un peu riquiqui. Flammarion aurait pu … Les pages béantes sur des facsimilés et de magnifiques retranscriptions, bien pratiques pour qui veut éviter d’acclimater la patte du marquis, suppriment tout récriminations possibles sur la largeur d’un passement.


Suivons, il reste encore quelque chose, et je veux tout résoudre. On a trouvé, ou pu trouver dans mon portefeuille trois objets contre moi, expliquons-les tous les trois. L’un était une recette pour délivrer une femme grosse qui voudrait se défaire de son fruit ; c’est un tort à moi, et une imprudence sans doute d’avoir recueilli une telle chose …


Ces lignes laisseraient supposer des lettres qui viendraient renforcer mon idée. Les suivantes, par contre, m’éclairent les écrits de Sade d’un jour nouveau.


Si ces grandes occupations peuvent vous laisser, Madame la marquise, le temps de penser à celui de qui vous tenez les précieux rejetons qui vous tournent aujourd’hui la tête et pour lesquels vous sacrifiez jusqu’à votre mari, vous voudrez bien vous réappeler que voilà un an que je ne prends pas l’air, que cela me fait horriblement souffrir, que je ne ferme plus l’œil absolument, et qu’en un mot au travers, de toutes les façons d’assassiner un homme qui peuvent avoir été conseillées à votre mère par les scélérats qui l’entourent, je la supplie d’en choisir une plus courte, parce que les excessives chaleurs me mettent dans l’impossibilité de résister plus longtemps à celle-là.


On ne pourrait rester indifférent à ces mots où s’expriment la souffrance d’un être enfermé injustement, semblerait-il, luttant pour sa liberté.


Ce n’est qu’après la lecture de plusieurs lettres que je m’aventure dans celle de Cécile Guilbert La Passion d’être soi où son style et son érudition transparaissent dans sa défense de Sade. Fin prête à la suivre lorsqu’elle affirme l’importance de l’auteur pour l’appréciation de son siècle.


Car pénétrer les détails concrets de son existence aventureuse revient à se propulser dans l’effervescence mobile du XVIIIe siècle telle qu’elle fut révélée par les meilleurs artistes de son temps.


Plus que tout, le conseil de Guilbert conduira la découverte des lettres non obligatoirement chronologique. Ne dit-elle pas : 

Du coup, peu importe de lire ses lettres dans l’ordre ou au hasard : c’est partout le même fleuve majestueux et fertile, d’une puissance de débit constant, qu’atteste d’ailleurs, au fil des ans, leur impressionnante régularité graphique.


En effet, qu’il relate des faits quotidiens ou des réflexions plus énigmatiques, la plume de Sade est d’une facture large et magistrale, séduisante dans ses lettres pour sa femme et très distincte de ses écrits les plus connus. Cet ouvrage change ma vision de Sade et je m’en réjouis. Quant à Pierre Leroy, on ne peut que se féliciter d’être le témoin de sa passion et de la récupération de ces 50 lettres du marquis de Sade à sa femme. « Les plus belles ou comme on voudra, les plus fortes » confie-t-il.


Murielle Lucie Clément


Cécile Guilbert et Pierre Leroy, 50 lettres du marquis de Sade à sa femme, Flammarion, 2009, 224 pages, 50 €


Lire la biographie synthétique du Marquis de Sade >

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