Le feuilleton de Flaubert (I)
A l’occasion de la
sortie, l’an dernier, d’une nouvelle biographie de l’auteur de L’Education sentimentale,
par Michel Winock, retour sur un grand flaubérien, Jean-Pierre
Richard et son essai canonique, Littérature et sensation. Un feuilleton en quinze points et cinq parties.
Pour Ariane Allemandi devant qui, et pour toujours, je « fume à gros tourbillons ».
01 – PIÈTRES ENVIES
Nourriture. Engloutissement. Grossièreté -
et peut-être même vulgarité. « En aurais-je eu envie des envies,
moi ! et des piètres ! », écrivait ce sacré bonhomme auquel on revient
encore et toujours mais dont il ne faut jamais oublier que son impudeur et sa
verve ont pu choquer ses contemporains les plus distingués et les plus coincés.
Tels Sainte-Beuve ou les Goncourt qui voyaient en lui une sorte de
« commis-voyageur » toujours « débraillé » ou
« déboutonné », Moloch obsédé par les appétits terriens, disant des
poètes latins qu'il « s'en bourre » et des couleurs
qu' « il veut s'en donner une ventrée ! ». Ah
tudieu, non, Flaubert n’est pas un écrivain pour anorexiques. Tout est
voracité, absorption et digestion chez lui. « Absorbons
l'objectif, et qu'il circule en nous.... », écrit-il furieusement dans
sa merveilleuse correspondance, le pendant, le complément et le
contraire de ses romans. Oui, absorbons les choses, les
idées, le savoir, l'Histoire, les bonnes femmes, les bonshommes, tout le réel
écoeurant, et faisons circuler tout ça en nous. N’ayons pas peur de nous faire
mal. Salons nos viscères. Violons nos douleurs. Plus c’est bête et méchant,
plus ça nous concerne.
« Le génie, après tout, n'est peut-être rien qu'un raffinement de la douleur, c'est-à-dire une plus complète et plus intense pénétration de l'objectif à travers notre âme. La tristesse de Molière, sans doute, venait de toute la bêtise de l'humanité qu'il sentait comprise en lui. Il souffrait des Diafoirus et des Tartuffe qui lui entraient par les yeux dans la cervelle. »
Mais tout consommer, et particulièrement
tout ce qui nous plaît, et rien ne nous plaît plus gastriquement que ce qui
nous déplaît moralement, c'est se rendre malade.
« Elle rejetait
comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur - étant de tempérament plus sentimentale qu'artiste, cherchant des
émotions et non des paysages. »
Elle, c'est Emma, évidemment - la
plus grande héroïne de toute l’histoire de la littérature, quoi qu’on dise, et
dont le drame sera de tout engloutir sans jamais se nourrir. Et comme le feront
plus tard les mercenaires de Salammbô qui dévorent toutes ces « nourritures
nouvelles [qui excitent] la cupidité des estomacs » lors du
célèbre festin par lequel s’ouvre ce livre singulier dont on ne sait jamais
s'il est le plus grand ou le plus raté. Ou, dans un autre genre,
comme Bouvard et Pécuchet, les deux copistes qui avalent toutes les
connaissances de leur siècle sans jamais les comprendre (ou les comprendre de
travers). Mais à l’inverse de Frédéric Moreau qui, lui, sera suffisamment malin
pour rester sobre, à jeun, chaste (du moins avec son aimée), et donc ne jamais
périr. Comme le dit Jean-Pierre Richard que nous allons suivre dans cette
« Flauberie », page par page, « ses expériences [à
Emma, mais aussi aux copistes et, d’une certaine façon à Gustave lui-même],
l'appauvrissent au lieu de l'enrichir » - exactement
comme le cochon de Saint Antoine qui « sent dans son ventre
grouiller les choses ». C'est qu'inassimilées, les choses continuent
leur vie propre dans le ventre, se déchaînent dans les intestins, dévastent
tous les boyaux. De dangereusement jouissives et addictives qu’elles étaient,
les sensations deviennent peu à peu indépendantes et intolérables. La nausée
menace la consommation.
« J'ai faim ! J'ai soif ! hurle la
Gourmandise, mes boyaux crient, mes boyaux jutent, je voudrais boire en
mangeant, manger en buvant, pour sentir à la fois sous mon palais la viande qui
se mâche et le long de ma gorge le vin qui coule. Il me faudrait ensemble la
digestion et l'appétit »,
éructe en sa boulimie tragicomique Saint Antoine, notre ami, notre frère, notre saint.
02 – DÉCLIVITÉ
Et pourtant, à côté des Rabelais, Balzac
et Hugo, Flaubert apparaît comme un faux géant.
« Massif certes,
et tonitruant. Mais l'intérieur est tout pourri de faiblesse, et depuis le
début, il le savait : "J'ai eu tout jeune un pressentiment complet de la
vie. C'était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s'échappe par un
soupirail. On n'a pas besoin d'en avoir mangé pour savoir qu'elle est à faire
vomir" »,
avoue-t-il dans une célèbre lettre. La vérité est qu’on engloutit moins qu'on se laisse engloutir. La boulimie est forcée - tout comme l'écriture. Et Flaubert, plus que tout autre écrivain, se laisse aller à cette « déclivité » dont parle Jankélevitch dans La mauvaise conscience. Se laisser aller jusque dans les pores des choses et en être tellement dégoûté qu'on les prendra désormais à distance. Flaubert, disait Maupassant, n'est capable de juger que de loin - le contact vrai le rend malade. Sa perception de la matière est si forte qu'il ne peut la supporter de trop près (comme Antonin Artaud, tiens !) « Etre la matière », c’est crever, mais écrire, c'est, au moins symboliquement, crever à soi, et accessoirement, faire crever les autres. La littérature, ce sera vivre dans la pourriture et faire de la forme avec de l'informe.
03 – « COMME UN SEXE NOUVEAU PAR-DESSUS L'AUTRE»
La sensation « met en
mollesse ». L'amour est d’abord une noyade, ensuite une nausée. Le
désir, un écoulement dégueu. L'être entier est pâte à tarte. On se dissout, on
(se) pourrit, on s'englue.
« Il la sentit donc, entre ses doigts, cette
main. Elle parut à Léon être flexible, suante, molle, désossée. »
Le
contraire d'une main de gifleuse, soit dit en passant, cette pauvre Emma. Même
si
« une trajection subtile lui monta le long du bras
jusqu'au coeur tandis que la partie la plus intime de lui-même se fondait dans
cette paume molle, comme de la pâte qu'elle y aurait maniée lentement. »
Aimer,
c'est s'empâter au sens littéral. Le charnel est de la pâtée (pour caniches,
aurait dit Céline). Bref, on va toujours vers l'informe, l'indistinct, l'impersonnel,
et c'est comme cela qu'il faut lire Salammbô, mélange
étourdissant de cruautés sadiennes et de formalisme abstrait. Toujours la
distance entre l'anus et la lune, si l’on ose dire – et il faut oser quand on
est dans Flaubert. Et si l'indistinction va jusqu'à l'absence de caractère,
alors on compensera par le détail, c'est-à-dire le fétiche.
« LA
VUE DE VOTRE PIED ME TROUBLE »,
dira un jour Séverin à Wanda….
Nous voulons dire, Frédéric à Mme Arnoux. Le fétichisme comme métonymie
érotique. C'est que le fétichisme prend la partie pour le tout et s’en régale :
pied, main, talon, genou (Rohmer a filmé des choses là-dessus), chevelure,
orteil, ongle. Comme le dit superbement Flaubert lui-même,
« c'est
une découverte et comme un sexe nouveau par-dessus l'autre ».
L'intime
est une faille et et la faille est une fente - eh oui,
on se donne aussi le droit de dire ça ! Encore une fois, il n'y a pas plus
sexuel que Flaubert. C'est l'auteur le plus sexuel, le plus sexuellement sexuel
de toute l'histoire de la littérature. Ca a l'air polit et polie comme ça alors
que c'est totalement hystérique, orgiaque, nymphomaniaque. Lisons plutôt et
frémissons :
« Le rayon lumineux s'en échappant le soir [de
la maison d'Emma] par la fente d'un volet, lui causait même quelque
chose de cette irritation que vous envoie silencieusement une prunelle, par la
découpure d'un masque noir. »
Masque noir, découpure, fente... On vous avait prévenus.
Pierre Cormary
> Lire la deuxième partie : Le Feuilleton de Flaubert II
- Jean-Pierre Richard , Littérature et sensation, Stendhal, Flaubert, 1990, Points, 320 pages, 7,60 €
- Michel Winock, Flaubert, Gallimard, mars 2013, 550 pages, 25 €
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