Jacques Laurent, Jean Anouilh : Deux écrivains à contre-courant

Pas question, sauf à être un universitaire rompu à ce genre d’exercice aussi acrobatique que périlleux,  de se livrer à un parallèle entre Jacques Laurent et Jean Anouilh. D’abord parce que, s’ils furent, à quelques années près, contemporains,  leurs modes d’expression respectifs (pour simplifier, le théâtre pour l’un, le roman pour l’autre) n’invitent guère à une comparaison. Moins encore à une confrontation. L’actualité les réunit pourtant, avec la publication de deux essais biographiques fort intéressants et qui viennent à point nommé, ne serait-ce que pour révéler leur existence aux jeunes générations.

 

Autre élément de rapprochement, leur indépendance d’esprit. Celle liberté insolente qui les rendit longtemps et les rend encore suspects à l’intelligentsia bien-pensante, confrontée à l’impossibilité de les classer clairement dans un camp. Rebelles à tout embrigadement. Assez audacieux pour ramer à contre-courant, par exemple l’un en réclamant la grâce de Robert Brasillach, l’autre en osant affronter le rouleau compresseur de Sartre et de ses Temps modernes à une époque où ils faisaient peser sur nos lettres une chape de plomb. L’un en écrivant des pièces satiriques, Pauvre Bitos ou Les Poissons rouges, ainsi que des fables où éclate son non-conformisme. L’autre en publiant des pamphlets coruscants, Mauriac sous De Gaulle ou le recueil Au contraire, dans lequel figure l’impérissable Paul et Jean-Paul, parallèle hilarant entre Jean-Paul Sartre et Paul Bourget. Sans compter les articles recueillis sous le titre L’Esprit des lettres (deux volumes chez de Fallois).

 

Les choses seraient donc en train de change. Jacqueline Blancart- Cassou, professeur des universités, a déjà donné, chez le même éditeur, un Qui suis-je ? Ghelderode. Elle publie aujourd’hui un Qui suis-je ? Anouilh tout à fait digne d’une collection qui se signale non seulement par son sérieux et son attachement à ressusciter des auteurs oubliés ou injustement négligés, que par une démarche rigoureuse et une iconographie de qualité. Sans compter, à la fin de chaque volume,  une étude astrologique propre à étayer les conclusions des convaincus…

 

Sans doute l’essayiste n’est-elle pas la première à s’intéresser à l’auteur de L’Alouette, et elle ne manque pas, en particulier, de se référer au livre d’Anca Visdei Jean Anouilh, une biographie (de Fallois, 2012) ainsi qu’au Colloque qui s’est tenu en 2010 à l’université Paris-Est  sur le thème Jean Anouilh, artisan du théâtre et dont les Actes ont été publiés en 2013. On s’étonne, en revanche que ne figure pas, dans la bibliographie qui clôt cette étude rigoureuse, la thèse d’Efrin Knight La Vision littéraire de Jean Anouilh, publiée en 2011 aux Etats-Unis et qui pourrait passer pour un ouvrage pionnier en la matière.

 

Un oubli, certes, malencontreux, sûrement pas délibéré. Mais enfin, l’auteur suit fidèlement, et même scrupuleusement, un parcours qu’elle relate avec la même exigence qu’elle résume les principales pièces et leur réception, présente une sélection de jugements contrastés – à propos du style, d’Antigone, de la politique, notamment. Il en ressort le portrait d’un écrivain attachant  dans la mesure où il échappe, on l’a dit, à toute classification. Pessimiste par lucidité. Hypersensible et amoureux de la solitude. Réactionnaire revendiqué par dégoût d’un monde qui bafoue les anciennes valeurs. En même temps, un dramaturge cultivant volontiers le comique dans ses diverses formes. C’est que, assure sa biographe, « Anouilh lui-même, quoique « inconsolable », a voulu prendre le parti de la légèreté et de la gaîté.» Comment ne pas se féliciter que, sous les apparences, Jacqueline Blancart-Cassou ait su retrouver et rendre vivante la personnalité d’un homme à qui la postérité, grâce à elle et à quelques autres, donnera enfin sa vraie place ?

 

Alain Cresciucci est, pour sa part, un spécialiste des écrivains frondeurs, voire  sulfureux. Outre plusieurs ouvrages consacrés à Céline et, dernièrement, à Philippe Muray (Pierre-Guillaume de Roux), on lui doit des études remarquables sur ceux que Bernard Frank avait nommés, avec le succès que l’on sait, les Hussards, et que Roland Barthes, pontife aussi imbu que péremptoire, accablait en son temps de son mépris au prétexte qu’ils avaient les faveurs d’une bourgeoisie de droite « militante et déclarée ». Cresciucci   préfère les appeler Les Désenchantés. Blondin, Déon, Laurent, Nimier (Fayard, 2011) Ainsi s’est-il intéressé surtout à l’un d’entre eux, Antoine Blondin, dont il a, entre autres, publié une précieuse biographie (Gallimard, 2004).  Il braque aujourd’hui le projecteur sur Jacques Laurent, ce qui ne saurait donc surprendre. Même si des différences notables existent entre les quatre écrivains cités plus haut.

 

Sous-titré  Itinéraire d’un enfant du siècle, son Jacques Laurent à l’œuvre suit le parcours d’un écrivain prolifique entre tous. Parcours qui le conduisit jusqu’à l’Académie, consécration officielle que rien, ni son passé royaliste, ni son impertinence affichée, n’aurait laissé prévoir. Un écrivain « bifrons », auteur, sous le masque de Cécil Saint-Laurent, l’un de ses pseudonymes, de romans populaires qui connurent, à l’instar de Caroline chérie et de sa postérité, un immense succès, tandis que son double signait Jacques Laurent des écrits plus exigeants. Ou plus conformes, du moins en apparence. Une manière de rejoindre – mais à son corps défendant, car il n’abdiqua jamais ses convictions – la cohorte des écrivains « respectables ».

 

Une situation quelque peu ambiguë qu’Alain Cresciucci présente avec finesse dès son copieux prologue. Un vaste tour d’horizon témoignant d’une connaissance approfondie de la période et qui  explique pourquoi la mode de la sémiologie et autres sciences du langage prétendues « exactes » tint longtemps écarté l’auteur des Corps tranquilles des cénacles intellectuels qui font et défont les réputations.

 

Sans fouiller dans le détail une biographie qui se dévore avec allégresse, tant le style en est aérien, on se contentera de noter que l’essayiste a plusieurs mérites, outre celui de s’appuyer sur une documentation impressionnante. Ce qui, dira-t-on, est bien le moins, mais dont témoigne un appareil critique fourni. A l’inverse de ceux qui, trop souvent, ont cru bon de dissocier du romancier plus « léger », l’auteur des Bêtises, prix Goncourt 1971, faut-il le rappeler, il fait la part belle à l’un et à l’autre. Sans négliger, il va de soi, ni l’essayiste, ni le polémiste, ni le créateur de La Parisienne, cette revue où se retrouvait tout ce que la période comptait d’esprits brillants et qui n’eut jamais sa pareille.

 

Il montre combien cet écrivain inclassable, à la fois « conservateur et libertaire », toujours engagé dans le mauvais camp, mérite dans la littérature contemporaine une place éminente. Ne fut-ce que pour cette unique raison : son premier roman, Les Corps tranquilles, publié en 1948, plusieurs fois réédité, reste pour quelques-uns un chef-d’œuvre absolu. Malgré sa longueur impressionnante, sa profusion et son apparent décousu. Un roman que je tiens quant à moi, avec Les Deux étendards de Lucien Rebatet, comme un des romans phares du vingtième siècle. Un roman dans lequel on se replonge périodiquement avec délice. C’est dire la satisfaction que procure cet essai roboratif qui lui rend, enfin, justice !

 

Jacques Aboucaya

 

Jacqueline Blancart-Cassou, Qui suis-je ? Anouilh, Pardès, septembre 2014, 128 p., 12 €

Alain Cresciucci, Jacques Laurent à l’œuvre, itinéraire d’un enfant du siècle, Pierre-Guillaume de Roux, novembre 2014, 378 p., 25,50 €

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