Biographie, autobiographie…

Influence de la téléréalité ? Ce qui est sûr, c’est que la biographie a le vent en poupe. Comme sa cousine germaine l’autobiographie. Biopics au cinéma, autofictions en littérature, jamais les références empruntées à une existence vécue – ou fantasmée, qu’importe – n’ont nourri avec autant de prégnance les œuvres contemporaines. Influencée de manière patente par la manière des écrivains américains, passés maîtres dans l’art d’exploiter le moindre détail, de décortiquer une vie quasiment au jour le jour, d’en tirer d’épais volumes, la biographie s’est insinuée dans d’autres domaines et d’autres genres.

 

Sans doute le phénomène n’est-il pas entièrement nouveau. Ainsi, de tout temps, les premiers romans ont porté la trace de l’existence personnelle de leur auteur dans des récits souvent transposés avec une maladresse touchante. On assiste pourtant à une sorte de généralisation du phénomène. Tant est si bien que, sans exagérer outre mesure, sans s’adonner à un sophisme outrancier, on pourrait dire que tout, ou presque, relève de la biographie. À tout le moins de l’expérience personnelle.

 

Ainsi du roman. En dépit des précautions d’usage (« toute homonymie comme toute ressemblance avec des personnages, des situations ou des événements existants ou ayant existé seraient ici purement fortuites »), comment ne pas se douter que le dernier roman en date de Claude Durand, Usage de faux (1), emprunte largement à la propre vie professionnelle de celui-ci ? Éditeur lui-même depuis un demi-siècle, il connaît, mieux que quiconque, les détours du sérail. La vision de l’intérieur qu’il propose d’un univers impitoyable, celui de l’industrie du livre et de sa dérive actuelle, relève de l’observation, des « choses  vues », autant que de la fiction.

 

Il en tire un roman au vitriol. Cocasse, aussi, à l’instar de ses derniers livres publiés chez le même éditeur. À son sens aigu de la caricature qui lui inspire de savoureux morceaux de bravoure, rien n’échappe des travers (et des vilenies !) de personnages mis en scène avec un réalisme goguenard. Il se contente de forcer parfois le trait, pour le plus grand plaisir de son lecteur. Plus vrais que nature, son auteur à succès fabriqué de toutes pièces (il se prendra lui-même au jeu). Son nègre. Sa directrice littéraire, féministe convaincue, bobo experte dans l’art de lancer un produit – en l’occurrence, un auteur – grâce à ses réseaux éprouvés. Quelques autres tout aussi emblématiques, l’essayiste devenu la star maison, l’académicien aussi corrompu que les autres comparses. Portraits charges, sans doute, mais sous lesquels il serait loisible de reconnaître les modèles qui les ont inspirés, pour peu que l’on soit un tantinet familier d’une faune aussi particulière. En toile de fond, la peinture sans indulgence d’une époque où l’imposture est reine.

 

Satiriste à l’humour ravageur, Claude Durand appartient à la lignée des moralistes. Comme Philippe Muray dont est publié, sous un titre emprunté aux inscriptions des vieux cadrans solaires Ultima necat I, le Journal intime 1978-1985 (2). C’est le premier de six volumes qui seront publiés au rythme de deux par an.

 

Que ce genre littéraire ressortisse de l’autobiographie, voire de la quintessence de l’autobiographie, cela n’est guère douteux. Il offre sans le moindre écran, sans transposition, un accès à l’écrivain dans ce qu’il a de plus personnel. Il sert, selon les termes de Muray lui-même, « à témoigner, mieux que les ordonnancements et les compositions des livres eux-mêmes (reposant sur un tri a priori) du tohu-bohu, du mélange, du perpétuel bordel dans une tête, de la superposition constante de préoccupations d’ordres multiples et différents ».

 

S’agissant d’un polémiste de l’envergure de celui-ci, cette plongée est tout bonnement fascinante. Pénétrer dans l’intime de l’inventeur de l’Homo festivus – inventeur au sens d’inventeur de trésor –, c’est entrer au cœur même de sa création littéraire. Partager sa vision du monde. Ses doutes et ses repentirs, les corrections qu’il s’impose. La genèse d’une œuvre et toutes les réflexions qu’elle inspire, quasiment au jour le jour, à son auteur. Ces notations, souvent en style télégraphique, dépourvues de recherche formelle, englobent aussi, sans exclusive, des pensées qui ne présentent aucune cohérence. En apparence, et seulement en apparence. Car ce kaléidoscope est révélateur de la personnalité de Muray. De sa curiosité qui le pousse à s’intéresser aux domaines les plus divers. De cet incessant bouillonnement qui vient alimenter son inspiration. Autant dire que ceux qui tiennent Muray pour un des grands moralistes du vingtième siècle (ils sont de plus en plus nombreux) feront leur miel de ce volume dont on attend la suite avec impatience.

 

Entre Philippe Muray et Gilbert Keith Chesterton existe un air de parenté. Voilà, pour un étudiant en lettres, un bon sujet de thèse. À supposer, ce qui est improbable, que l’Université s’intéresse à des écrivains aussi peu conformistes.

Une grande partie de l’œuvre copieuse de l’auteur britannique est disponible à L’Âge d’Homme, dans l’excellente traduction de Gérard Joulié. Romans, nouvelles, récits, théâtre, essais sur des thèmes variés, il est peu de genres que cet humoriste résolument antimoderne n’ait abordés. Avec un talent qui en fait un des esprits les plus originaux du siècle dernier. Gagné d’abord aux doctrines philosophiques et politiques de son époque, il s’était converti au catholicisme et s’était fait le chantre de la tradition. Ses armes favorites, l’humour, la dérision, le paradoxe et un style percutant qui en fait le maître des  aphorismes. Il lui a valu et lui vaut toujours des admirateurs fervents.

 

Voici, sous le titre L’Homme à la clef d’or (3), son autobiographie. Écrite sur les instances de ses amis et admirateurs, elle fut achevée quelques semaines avant sa mort en 1936. C’est un livre qui lui ressemble. Drôle, excitant, pétillant et, en même temps, d’une constante humilité. Il y aborde maints sujets, de la politique à l’économie, de la littérature à la théologie. Caractéristiques de sa manière, les titres de quelques-uns de ses chapitres : « L’Art d’être un cancre », ou encore « L’Art d’être loufoque ». L’ensemble, délectable, est éclairé par un copieux et précieux appareil critique. Un ouvrage de référence.

 

Deux ouvrages, enfin, qui, pour ne pas relever de la biographie stricto sensu, s’apparentent de près à celle-ci. Ils répondent l’un et l’autre au projet de Roland Barthes : «  Faire du travail d’analyse une fiction élaborée ». Le premier, Artaud et l’asile (4), fait le point, en plus de huit cents pages, sur la maladie psychiatrique d’Antonin  Artaud et son internement à Rodez. Une manière de biographie médicale. Une enquête historique d’une grande rigueur. Elle contient un portrait haut en couleur du Docteur Ferdière, lequel fut, en son temps, l’objet de violentes polémiques, et donne la parole aux principaux protagonistes d’un épisode capital, derniers témoins de Rodez et médecins psychiatres. Treize lettres de Mme Artaud, seize textes ou lettres d’Artaud lui-même, tous inédits, complètent cet essai qui présente le mérite d’exhumer un dossier longtemps inaccessible au grand public et de tordre le cou aux légendes et aux fausses interprétations.

 

Dernier livre récemment paru et hautement recommandable, André Fraigneau ou l’Élégance du phénix (5). La formule de Vialatte qui s’estimait « notoirement méconnu » conviendrait parfaitement à cet écrivain pour happy few qui a traversé son époque avec une discrétion exemplaire. Quasiment sur la pointe des pieds. Son œuvre, variée, comporte quelques titres qui font, pour les initiés, l’objet d’un véritable culte. Ainsi la saga intitulée Les Étonnements de Guillaume Francoeur, ou encore les délicieux apocryphes Le songe de l’empereur et Journal profane d’un Solitaire. Ami des Hussards (Blondin, Déon, Laurent et Nimier préfacèrent son Amour vagabond), il mérite d’être découvert – ou redécouvert. Cet essai que préface Michel Déon et qui regroupe, outre des entretiens recueillis par Bertrand Gallimard Flavigny, des textes et chroniques de Fraigneau lui-même ainsi que divers témoignages d’écrivains, devrait contribuer à cette reconnaissance tardive.

 

Jacques Aboucaya

 

1 – Claude Durand, Usage de faux. De Fallois, décembre 2014, 172 p., 16 €.

2 – Philippe Muray, Ultima necat I. Journal intime 1978-1985. Les Belles Lettres, janvier 2015, 624 p., 35 €.

3 – G.K. Chesterton, L’Homme à la clef d’or, traduit de l’anglais par Maurice Beerblock Les Belles Lettres, janvier 2015, coll. « Le Goût des idées », 432 p., 14,90 €.

4 – Laurent Danchin et André Roumieux, Artaud et l’asile. Séguier, janvier 2015, 872 p., 32 €.

5 – Bertrand Galimard Flavigny, André Fraigneau, André Fraigneau ou l’élégance du phénix, préface de Michel Déon, Séguier, janvier 2015, 230 p., 21 €.

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