À mon avis, la chronique de Claude-Henry du Bord |
Les livres ne servent pas tous à caler des commodes
bancales. Heureusement. Encore faut-il savoir trier et ne garder que le
meilleur, digne de figurer sur nos rayonnages sélectifs. Si donc vous en avez
assez des babioles littéraires, des romans sans d’autre style que l’absence de
style, et des pensées superficielles ou périphériques, lisez Cioran et même,
avant de vous plonger dans cette cascade d’acide, dévorez le cahier, disons la
somme, que l’Herne lui consacre. Vous n’en sortirez pas intact. Voilà
d’ailleurs ce que nous devrions d’abord demander à la lecture. Non d’occuper le
temps mort mais de saturer le présent en même temps que répondre à une attente,
à une urgence. Pour un homme de ma génération, Cioran était incontournable et
je ne sais si aujourd’hui les jeunes gens le dévorent comme nous le faisions,
ils seraient bien inspirés de nous imiter sur ce point : sans doute
seraient-ils moins fades, moins flottants, moins ectoplasmiques. Cioran est un
de nos plus illustres émigrés, et gloire lui soit rendue ! Comme Beckett,
il s’est installé en France et comme lui a élu la langue française comme une
seconde patrie. Né Roumain, Cioran s’installe à Paris en 1937 et commence à
écrire dans notre langue en 1949, avec Précis
de décomposition. Un titre comme on rêve d’en trouver. Syllogismes de l’amertume (1949), La tentation d’exister (1956), De
l’inconvénient d’être né (1973) ne se démarquent pas et forment, entres
autres, le « noyau » d’une œuvre considérable rassemblée en 1995 dans
la collection Quarto. L’auteur reste, à mon sens, assez énigmatique et plus
difficile à cerner qu’il n’y paraît, notamment pour avoir été un peu vite
classé dans les cyniques à l’ironie grinçante, les sceptiques pessimistes et
j’en passe. La pratique de l’aphorisme a certainement beaucoup joué dans cette
catégorisation, à l’exemple de Nietzsche sur lequel il demeure assez rare de
lire (outre Jaspers et Heidegger) des commentaires aussi pertinents que
profonds. L’exploitation de cette forme courte a, en somme, nuit à cerner les
lignes de forces, d’autant de Cioran affectionne les chemins de traverse, pour
ne pas dire le labyrinthe que constitue toute pensée qui s’occupe d’autre chose
que des contingences et de leur vulgarité.
Les points de comparaison avec Nietzsche sont à mon sens
plus nombreux encore que dans la seule forme : un commun refus des
systèmes philosophiques, le thème central de « l’illusion vitale »
qui permet aux deux penseurs de se frayer un chemin de salut par l’esthétique.
Cette prose de la vitalité doit aussi beaucoup à Schopenhauer et à son
pessimisme légendaire, lequel ne trouve, comme chacun le sait, sa rédemption
que par la contemplation esthétique, et notamment la musique. Comment s’étonner
ensuite que Cioran écrive que « si Dieu doit quelque chose à quelqu’un
c’est à Bach » ? Si l’œuvre reste sombre ou plutôt grave, mais avec
une constante pointe d’alacrité, si elle gifle et réveille en nous une forte
envie de gifler, elle ne ressemble en rien à l’homme d’un naturel amical, gai,
sinon enjoué, qui déconseille à ses proches de suivre l’attirance que sa pensée
subit pour le suicide. L’écriture exorcise nos démons.
Pour Cioran, le mystère de la vie suscite d’abord la
curiosité, jamais satisfaite, tout comme le désir, et nous sommes comme happé
par l’inconnu alors même que la mort nous talonne, nous enjôle, cet inconnu
nous jette en ce monde où nous allons de déconvenues en surprises, de déceptions
en illusions. Mais l’on peut être amer et aimer les douceurs. D’un livre à
l’autre (une trentaine de volumes), les sujets clés ne manquent pas qui
permettent de mieux circonscrire la complexité de cette pensée sans cesse en
mouvement : l’histoire, la folie, l’altérité, la beauté, l’admiration,
l’utopie, la chute (pour ne pas dire le naufrage) : des nations, des
empires, de l’homme. Cioran est aussi « une somme d’attitudes », pour
reprendre une expression qu’il employait à l’endroit de Nietzsche d’ailleurs, ou
peut-être aussi une somme de contradictions, car en elles, l’homme semble plus
cohérent qu’il n’osait même le penser. « Je trouve que ce qui est vraiment
beau dans la vie, c’est de n’avoir absolument plus aucune illusion et de faire
acte de vie, d’être complice d’une chose comme ça, d’être en contradiction
totale avec ce que vous savez. Et si la vie a quelque chose de mystérieux,
c’est justement ça, que sachant ce que vous savez, vous êtes capables de faire
un acte qui est nié par votre savoir » (Entretiens, p. 93). Il n’est pas innocent d’ailleurs que les
maîtres d’œuvre de cet admirable cahier (Laurence Tacou et Vincent Piednoir)
citent cette phrase en conclusion de leur présentation.
Pour mémoire, il ne me souvient pas avoir lu beaucoup d’ouvrages
mémorables sur un si grand esprit, sinon celui de Pierre-Emmanuel Dauzat et Yun
Sun Limet, Cioran et ses contemporains,
paru chez Pierre-Guillaume de Roux en 2011 et qui rend un hommage appuyé à cet
ami de Beckett et de Michaux, avec lesquels il vécut en « intense
proximité », sans oublier de mentionner Paul Celan, Saint-John Perse et
Octavio Paz, parmi tant d’autres, qui saluèrent une œuvre inclassable. Cioran
solitaire, coupé de son époque et de ses contemporains, y est replacé, dans le
contexte historique et culturel d’un temps pour le moins bouleversée, pour
preuve, ce dialogue, d’une richesse insoupçonnée, qu’il soutint constamment
avec Fondane, Paulhan, Sartre et Blanchot. Les perspectives du cahier 90 sont
autres et privilégient non seulement les textes parfois inédits de Cioran
lui-même, mais encore s’interrogent sur son style : notamment Sanda
Stolojan, Cioran, « l’élagueur
invétéré » ; Edward W. Saïd, Amateur
d’insoluble ; Ingrid Astier, L’écriture
du paradoxe…, et sur une pensée « sans théorie ». Les
contribiutions de Mihail Sebastian, Gabriel Marcel, Mariana Sora, Peter
Sloterdijk, Vincent Piednoir, Jean-François Gautier et Roger Munier sont autant
de jalons qui éclairent une œuvre à l’architecture interne subtile et aux
thématiques profuses. L’ennui par exemple, cette déréliction constitutive du dasein chez Heidegger, prend chez Cioran
une dimension salvatrice où la conscience de n’être que soi et seul ouvre sur
« un vide qui dispense la plénitude » (Histoire et utopie, Œuvres. P. 1060) ; « l’expérience du
vide de sens, loin d’être nécessairement déprimante, peut se renverser pour lui
en exaltation, celle qu’inspire une certaine intimité avec la vacuité de
l’éternel présent, qui est la loi du monde. Autant dire que l’ennui n’éloigne
pas de la vérité ni n’est à mettre au compte du négatif, dès lors que lui seul
permet de se débarrasser de l’illusion d’avoir compris quelque chose là où,
précisément, il n’y a rien à prouver. L’expérience de l’ennui décape ainsi
toute facticité, elle désorganise les chimères, elle démonte les idéaux, les
simulacres et les mirages où s’embrouille l’ordinaire de la culture
commune », Jean-François Gautier (p. 257).
La série des « portraits croisés » complètent à
merveille l’approche, Constatin Tacou établit les liens entre Cioran et Eliade,
Alain Paruit ceux qui l’unissait à Jules Romains, Onfray s’aventure, avec
délices, « Dans les travées du théâtre vide » quand Clément Rosset
s’interroge sur « le commandant du comique et son actif second ». La
sixième section du volume s’arrête sur la donnée « rythme et
harmonie » en donnant la parole à Salah Stétié qui, dans un texte
admirable, analyse avec une grâce pénétrée de délicatesse la relation (ambiguë)
que le penseur entretenait avec les poètes, qualifiés de « parasites de
l’Improbable » : par le biais de Jules Supervielle, Cioran rencontre
Michaux « qui le fascinera et deviendra son plus lucide et son plus
intransigeant témoin, dans une volonté commune de mise à mort de toutes les
mythologies, volonté âprement spirituelle (il n’y a pas d’autre terme) et ce
jusqu’à la disparition de l’auteur d’Epreuves,
exorcismes. » (p. 386). « Ce grand consommateur d’écrits mystiques,
paysan raffiné des Carpates, était fasciné, oui, incontestablement fasciné, par
les approches prudentes et calculées telles qu’on peut quelquefois les
découvrir chez les mystiques les moins naïfs, Madame Guyon, l’amie illuminée de
Fénelon, ou encore Bernis et Bérulle, tous deux cardinaux sévères et
subtils ». (p. 387). Bruno de Cessole brosse le portrait De Cioran comme personnage de roman et creuse
le possible rapport entre son héros Frédéric Stauff et le célèbre penseur…
Enfin, les deux derniers volets, s’attardent sur quelques
« paroles » de tiers et une correspondance choisie où l’homme se
livre tel qu’il est, délicat, attentif, drôle : « Les visiteurs de
passage ne cessent d’attenter à ma solitude. Jusqu’à présent, je n’ai pas
trouvé le moyen de les évincer. Je suis trop lâche pour cela. » (lettre à
Armel Guerne, p. 470). En un mot, que cette livraison vous retienne, la chose
est assurée, surtout dirai-je si vous ne connaissez pas encore ce cher Emil,
mort il y a tout juste vingt ans. Il ne laisse de surprendre, de déranger, de
séduire, de fasciner ; les raisons de l’aimer et de revenir à lui seront à
jamais plus nombreuses que celle d’oublier son œuvre dans votre bibliothèque. Aucun
de ses livres ne devrait connaître la joie de n’être utile qu’à caler votre
vieille commode. Il se passera même une chose étrange, nombre de phrases de ce
grand styliste viendront hanter votre mémoire et vous vous surprendrez de vous
replonger dans tel ou tel de ses livres, avec un mélange de délices et
d’appréhension. Comme cela se passe toujours à fréquenter de grands penseurs.
Quoi qu’il en soit, le volume de l’Herne sert à merveille cette œuvre que rien
ne semble pouvoir épuiser.
Claude-Henry du Bord
Moins on me demande mon avis plus je le donne. Ainsi sont les écrivains !
1 commentaire
Une vie de lutte,car il a souvent publié à compte d'auteur.
La bourse aux auteurs débutants qui se réfère à lui,ne respecte,hélas,pas l'esprit de Cioran !!!