Partages, d'André Markowicz : Ecrivain ou traducteur ?

André Markowicz est surtout connu comme le traducteur de l’œuvre complète de Dostoïevski, de pièces de Tchékhov  et  de Shakespeare. Les écrits de ce volume sont une recomposition et un choix parmi ses communications sur Facebook. Même si je suis particulièrement retors à ce(tte) mode où l’on se fait des amis à bon compte, force est de reconnaître qu’il s’agit bien ici d’une œuvre expérimentale tout azimut d’un intérêt certain. Certes, le statut du lecteur diffère ici de celui des quelque cinq mille visiteurs dont les interventions ne sont pas mentionnées. On passe donc de la forme dialoguée (encore que l’interlocuteur se contente, le plus souvent, de « liker », parfois d’émettre une réserve ou un désaccord) à une suite de monologues écrits qui prennent la forme d’un journal de juillet 2013 à juillet 2014. En passionné des langues, il nous livre une sorte de vision panoramique qui inclut dans ses réflexions de traducteur des événements d’actualité d’ordre social, politique, historique et familial. Ces passages du coq à l’âne peuvent faire chanter ses admirateurs (peut-être parfois trop inconditionnels) comme faire braire ses détracteurs (le plus souvent universitaires et réactionnaires).

 

Son épiphanie est Pouchkine et, à travers lui, la langue russe. C’est ce partage essentiel qu’il nous soumet avec conviction et passion : « Je ne peux imaginer ma vie sans la poésie russe, sans Pouchkine et le cercle de ses amis. (…) La traduction d’Eugène Onéguine, c’est oui, de loin, de loin, de loin la chose la plus importante de ma vie. » En lisant ce roman en vers, fondateur de la littérature russe, tout en sensibilité (« Il n’y a rien à comprendre »), « votre vie change, écrit-il, et vous vivez dans ce sourire, ce sourire d’une tristesse infinie, mais dont émane une lumière étonnante : quelque chose d’intime et de totalement universel. » Cette intimité et cette universalité, on les retrouve dans Partages. A partir d’une photo de sa grand-tante en compagnie d’étudiants qui, pour la plupart, sont « morts jeunes, et d’une mort violente » (durant la Grande Guerre ou la guerre civile et /ou la répression stalinienne), il se sent blessé par l’histoire russe. Si son grand père et  son père, Juifs communistes, sont aveuglés par leurs convictions, ils ne sont pas moins habités d’une grâce, particulièrement celle des langues qu’ils parlaient et dans lesquelles le jeune André a baigné : en forçant un peu la note, on pourrait oser une interprétation de son rapport aux différentes langues qu’il a rencontrées dans son enfance : le russe serait familier / familial, le français social et le yiddish populaire. A propos de cette dernière, il raconte que ses grands parents étaient « revenus » accablés des USA et déçus par les Américains, car bon nombre d’entre eux, écrit-il, « étaient devenus antisémites (je veux dire qu’ils haïssaient les Arabes) » D’ailleurs André Markowicz rappelle à juste titre que les Arabes sont de Sémites. Après la vision du film Shoah, il constate que tous les survivants interviewés parlent hébreu ou allemand, sauf un seul témoin et une femme qui chante en yiddish. Fort d’une investigation sur cette chose étonnante, il découvre que ce sont des rabbins qui ont trouvé le nom de Shoah pour ce qui est innommable. D’où cette conjecture : « Mais quels rabbins ? Et pourquoi des rabbins ? Je veux dire parmi les gens assassinés, combien n’étaient pas croyants ? (…) Pourquoi faut-il mettre Dieu là-dedans ? (…) Les occurrences du mot dans la Bible tendraient plutôt à indiquer qu’il s’agit de catastrophes envoyées par Dieu, j’ai l’impression. »


Ces considérations, prises ici et là, montrent que ces passages ne sont pas aussi lâches que l’on pourrait croire. Il en est de même, par exemple, quand il passe de l’analyse de la langue russe à la critique des Russes : « C’est le mot qui m’a intéressé, russophobie. – L’idée est simple : si tu critiques la politique d’un Etat, ce que tu critiques en fait, ce n’est pas sa politique, c’est l’Etat lui-même, et, par-delà l’Etat, c’est le pays en tant que tel, c’est-à-dire son histoire, sa culture et sa population passée, présente et sans doute future. C’est-à-dire que les gens au pouvoir, ou qui parlent au nom de ce pays, ne se considèrent pas comme ses représentants, mais comme ses incarnations. »

La pratique de la langue bretonne est le second souci qu’il nous fait partager avec tout autant de passion. Il constate qu’il s’agirait aujourd’hui d’une langue unifiée comme si les différents dialectes n’existaient pas. C’est pourquoi son enseignement à l’école ne se différencie pas de toutes les autres langues étrangères que les enfants apprennent. Elle n’est donc pas parlée spontanément et naturellement comme, constate-t-il, en Corse : « J’ai souvent l’impression, écrit-il, en écoutant les militants qui ont appris la langue, qu’ils sont en représentation. » Il ne doute pas de leur sincérité, mais observe que « ça veut juste dire que s’ils parlaient français, ils diraient la même chose et souvent mieux. (…) Dire deux fois la même chose, pour la seule raison que nous sommes bretons, c’est juste pour reprendre l’expression de Françoise (Morvan) continuer “le monde comme si”. » Dénoncer le nationalisme et la dérive identitaire en Bretagne attire à sa compagne et à lui  pas mal d’inimitiés, de menaces et de poursuites judiciaires qu’il nous conte avec une sagacité et une conviction communicatives -  si l’on est intelligent et de bonne foi. D’ailleurs, tout ce qui est rapporté dans cet ouvrage nous ouvre l’esprit sur des points qui ne nous sont pas forcément familiers. Par exemple, il soulève ici et là diverses problématiques de traduction en nous soumettant ses “épreuves” sur des poèmes d’Akhmatova, Blok, Mandelstam etc.  Plus discutables paraissent ses “chinoiseries” qui émaillent l’ouvrage, produites à partir de différentes traductions en différentes langues puisqu’il ne connaît pas les multiples mandarins dialectaux. D’ailleurs, dans la foulée, il a fait publié une anthologie poétique chinoise à sa sauce aigre-douce avec une saveur oulipienne (1).


Avant de laisser le lecteur s’en rendre compte, je ne peux résister à l’envie d’évoquer ce qui fonde, à son sens, « la différence radicale entre la poésie française et la poésie russe ». Deux figures l’illustrent : Rimbaud et Pouchkine : « Rimbaud casse la césure de l’alexandrin et ce qu’il casse, c’est la mémoire commune de la poésie française, sa mémoire sociale, le pacte de reconnaissance. Il rompt, définitivement, tout rapport entre la poésie et la société. Pouchkine, créant la poésie russe, utilise toutes les formes possibles et inimaginables de la poésie européenne qu’il connaît, et il les acclimate en russe. » C’est ainsi que la poésie, porteuse de mémoire, devient un outil de résistance malgré tout et nous invite à des partages sans concession…


1- Ombres de Chine, André Markowicz, éditions Inculte.


Patrick Mouze

 

André Markowicz, Partages, Editions Inculte, août 2015, 440 pages, 21,90 € 

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