Ecrits pataphysiques, de René Daumal : Au cœur de la Science

Remarquable à tous égards, incomparable, même, le travail éditorial entrepris depuis maintenant des lustres par Pascal Sigoda et sa maison Au Signe de la Licorne, sise à Clermont-Ferrand. Un projet qui consiste à braquer le projecteur sur des pans de notre littérature et sur des écrivains méconnus, ignorés ou tombés dans l’oubli. A mettre ainsi en évidence des influences souvent occultées, des parentés, des lignes de force. A exhumer des courants de pensée qui cheminent souterrainement et parfois perdurent, mais au sein de chapelles, à l’écart des modes et du grand public. Une clarification bien nécessaire si l’on veut suivre au plus près les méandres de la pensée d’un écrivain – voire les contradictions que révèle son œuvre.    

 

Ainsi de René Daumal (1908-1944), l’un des auteurs, avec Alexandre Vialatte et Dominique de Roux, auxquels s’intéresse particulièrement La Licorne. Laquelle a déjà exhumé un recueil de Chroniques cinématographiques de l’auteur du Mont Analogue. Or, dans le bouillonnement intellectuel et artistique de ce que l’on a pu appeler « les années folles », Daumal occupa une place tout à fait particulière. Même si on a peine à mesurer aujourd’hui, dans la morne plaine à quoi sont désormais réduites les lettres françaises, combien les cénacles, les clubs et confréries plus ou moins informels jouèrent à certaines époques un rôle stimulant. Le levain dans la pâte.

 

Si le Surréalisme, quasiment le seul mouvement dont le « grand public » connaisse encore l’existence, a laissé une empreinte indélébile, combien d’autres, cousins ou concurrents, voire rivaux, ont contribué à façonner les esprits ? Seul le recul du temps permet de le mesurer. Et de démêler un écheveau à certains égards inextricable.

 

Pour s’en tenir à René Daumal, son parcours le mena des Phrères simplistes, groupe constitué dès l’adolescence, avec trois camarades de lycée, Roger Vailland Roger Gilbert-Lecomte et Robert Meyrat, jusqu’à l’entourage de Gurdjieff, en passant par Le Grand Jeu et une brève fréquentation d’André Breton, jusqu’à une rupture tonitruante. Tôt influencé par Alfred Jarry, il manifesta tout au long de sa vie un réel intérêt pour la ‘pataphysique.

 

Au point de  lui consacrer plusieurs textes et de tenir entre 1934 et 1935, dans la NRF, puis, en 1941, dans la revue Fontaine, une rubrique consacrée à la doctrine exposée, à la fin du dix-neuvième siècle, dans les Gestes et Opinions du Dr Faustroll, pataphysicien. Voilà qui semble légitimer la question : Daumal fut-il lui-même pataphysicien ? La réponse est à chercher, sinon à découvrir entièrement, dans le dossier proposé aujourd’hui sous le titre Ecrits pataphysiques.

 

D’aucuns ne manqueront pas de trouver oiseuse une question qui semble ignorer la véritable nature de la pataphysique. Loin de nous la prétention de définir en quelques lignes une science qui a donné lieu à de multiples gloses. Non une science, du reste, mais LA Science. Que dire d’elle, sinon qu’elle englobe tous des domaines, postule le principe d’équivalence (et donc l’identité des contraires), se fixe pour objet l’étude des solutions imaginaires et manifeste une prédilection pour les exceptions au détriment des règles générales. Il en découle que tout, absolument tout dans l’univers – et vraisemblablement en-dehors de lui – relève de la ‘pataphysique. Et que nous sommes tous, volentes nolentes, des pataphysiciens en puissance. Tout est affaire de conscience.

 

Ainsi, le pataphysicien conscient ne saurait se départir d’une parfaite impassibilité. D’une équanimité de tous les instants. Considérer, par exemple, comme drolatiques les œuvres de Jarry (ou ne considérer que leur côté drolatique) serait méconnaître une science qui n’établit aucune différence entre le rire et le sérieux. On mesure par là le côté vertigineux de la chose.

 

Or, précisément, les écrits de Daumal permettent de mettre en doute, en ce qui le concerne, cette capacité d’impassibilité. Son article publié en 1929 dans le n° 2 de Bifur et intitulé La Pataphysique et la révélation du rire est, à cet égard, révélateur. De même que les réticences manifestées, dans sa correspondance, par le poète Julien Torma, personnage énigmatique, ami de Desnos mais plus proche de Jarry que des Surréalistes. « Ton pataphysicien, écrit-il, rit trop. Et d’un rire bien trop comique et cosmique. » De même se dit-il agacé par la quête d’absolu qu’il pressent chez son ami et qui s’exprimera notamment dans Le Grand Jeu, tout autant que par l’attrait pour les philosophies orientales. « Malgré toute ta finesse, cher René, tu es en mal de bondieuseries. » Verdict sans appel.

 

Tout cela et bien d’autres choses, on les trouvera dans ce recueil passionnant. On appréciera, outre le sérieux du dossier et la finesse des analyses, la richesse d’une iconographie – reproductions de dessins, de couvertures de livres et de revues, de manuscrits – qui offre autant de jalons sur un itinéraire attachant. Une pièce importante pour la connaissance littéraire et artistique d’un écrivain et d’une époque.

 

Jacques Aboucaya

 

René Daumal, Ecrits Pataphysiques, Au Signe de la Licorne, avril 2016, 246 p., 24 € 

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