brève biographie littéraire de Kipling par Alberto Manguel
Tu seras un homme, Kipling
Écrivain dépassé par son succès, Kipling (1865-1936), Prix Nobel de littérature en 1907, reste un homme à découvrir. Pour beaucoup, ce n'est qu'un écrivain pour enfants, dont les Livres de la jungle résument toute l'œuvre. Pour d'autres, plus rares peut-être, c'est le poète du peuple, de l'homme de troupe, celui à qui l'on doit « tu seras un homme, mon fils ». Mis où se situe l'homme ?
Prenant
le pari de raconter comme l'on discute entre érudits d'un ami absent,
Alberto Manguel retrace la vie de Rudyard Kipling comme celle d'un
voyageur. De l'Inde à l'Angleterre, où ses parents l'envoient en pension
pour étudier et où il apprend à subir les coups, unique retour en Inde
pour l'adolescence, retour en Angleterre, puis en Amérique avec son
épouse, en Afrique du Sud pendant la seconde guerre d'indépendance des
Boers après un voyage de noces aventureux, et retour en Angleterre pour y
finir ses jours (dans le Sussex, où se trouve aujourd'hui le musée
Kipling). Jamais, adulte, il ne reverra l'Inde qui figure sa vraie
patrie de coeur et dont se nourrit notamment Kim, son roman le plus personnel.
Kipling écrit sous l'appel de son daimôn,
comme d'autres ont une muse, et attend non pas la dictée mais qu'il
arrête de se taire, son silence étant mauvais signe pour la qualité des
écrits. « Laissez-vous dériver, attendez et obéissez. » De cette
attitude réceptive naîtront de nombreux contes, des romans, de grands
poèmes qui font sa légende. Les Livres de la jungle, par exemple, outre l'aventure du petit garçon élevé par les animaux (dont Edgard Rice Burroughs s'est inspiré pour Tarzan, entre autres imitations)
Engagement et liberté
« Kipling refusa cet honneur [le poet laureate de
l'Empire, distinction accordée par la reine à quiconque lui semblait le
plus grand poète de son royaume], de même que l'offre d'un titre de
noblesse. [...] Il était de son devoir de servir son pays, mais il ne
voulait pas se laisser entraver par des liens officiels, quels qu'ils
fussent. Il pensait qu'un écrivain doit, avant tout, être libre. »
Cette
liberté, accordée à son immense succès, lui fait écrire dans la presse
des poèmes circonstanciés qui font de lui un poète national, un poète du
peuple. Il devint même une véritable idole quand il fit paraître Le Mendiant distrait,
poème destiné aux familles des soldats dont les droits devaient être
reversés intégralement, qui fut mis en musique et devint l'hymne des
soldats britanniques, malgré l'irrévérence à l'Empire. Car, malgré sa
conscience d'être d'un peuple supérieur en cela qu'il a mission «
civilisatrice » sur les autres peuples (sans racisme, mis à part envers
les Allemands, considérés comme de véritables barbares infréquentables
et incurables...), il resta toujours conscient des dérives de
l'impérialisme.
Dérives
d'autant plus grandes que l'empire était vaste, si bien que ses séjours à
Londres le flattent quand il est jeune écrivain d'un peu de renommée,
mais l'étourdissent aussi de leur salons mondains. Sur les traces de
Stevenson, dont il admire l'oeuvre et dont il est proche pour sa
conception de la littérature, il vivra dorénavant en solitaire, non pour
fuir les hommes mais pour ne pas enfermer son daimôn dans leur vacuité.
Son
engagement patriotique lui fait exhorter son fils à partir volontaire
pour combattre en France en 1915, et même intrigue pour le faire entrer
dans le corps des Irish Guard. Quand il apprendra sa
disparition, le choc sera terrible, mais sans remettre son engagement en
cause, il calmera son chagrin en écrivant l'histoire du corps pour
lequel son fils a péri. La vie de Kipling est faite d'événements sombres
qui se mêlent à ses convictions profondes, pour leur donner un sens
dans la douleur même de la perte.
Aux antipodes des imposantes biographies à l'américaine avec force notes et documents, Alberto Manguel livre un opuscule dont Kipling ressort, finalement, au grand complet. Même plus : chargé d'humanité.
Loïc Di Stefano
Alberto Manguel, Kipling, une brève biographie, Actes sud, « un endroit où aller », novembre 2004, 120 pages, 12,80 euros
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