Réflexions sur la littérature d'Albert Thibaudet

Pendant trop longtemps, l'université — comme elle le fait régulièrement, et avec les meilleurs des hommes — avait mis de côté l'apport réel et singulier du brave Albert Thibaudet, relayé aux rayons des commentaires de textes. N'est pas Rolland Barthes qui veut, mais incontestablement c'est l'intelligence qui perdait plus que la vitrine. Bien sûr, quelques classiques comme le Flaubert ou la Poésie de Stéphane Mallarmé, son premier livre, demeuraient lus par les étudiants, mais la structure de la pensée d'Albert Thibaudet, sa vision critique, était renvoyée aux oubliettes de l'histoire littéraire, au même rang que Taine, Brunetière ou Sainte-Beuve avant son retour en grâce récent. Gallimard, qui ne manque pas de courage dans cette opération, ose la publication des textes que Thibaudet fit paraître dans son exercice quotidien de critique littéraire et politique dans la NRF. Un énorme volume pour réapprendre à vivre la littérature sous l'œil précis et exalté d'Albert Thibaudet.

Albert Thibaudet, l'homme de tous les savoirs
(les éléments biographiques ci-dessous doivent beaucoup à la chronologie établie par Antoine Compagnon dans son édition des Réflexions sur la littérature d'Albert Thibaudet)

Né le 1er avril 1874 à Tournus (Bourgogne) d'une famille de notable et d'édiles. Elevé par les jésuites, il bénéficie d'une solide éducation. Il entre au lycée Louis-Le-Grand en 1888 comme pensionnaire et obtient le Prix d'honneur en philosophie en 1891, après un passage à Henri IV où il rencontre et se lie avec Bergson. A cette époque, il découvre les œuvres de Mallarmé, de Gide, de Bergson et de Barrès, qui resteront sa vie durant de fortes inspirations. Esprit déjà encyclopédiste (« il connaissait spécialement tout » dit de lui Bergson) il s'ouvre aussi bien à l'histoire, la littérature, la philosophie et la politique, se forgeant un savoir d'honnête homme d'une rare qualité : ce cummul de qualités et de visions se lit d'ailleurs dans sa conception de la fonction de critique littéraire, qui n'est pas uniquement littéraire, et qui est très critique (au sens premier du terme, de développer).

Premier travail de réelle envergure, un mémoire sur Ronsard qui est primé par l'Académie française en 1896, puis, l'année suivante, premier ouvrage, un improbable drame symboliste très marqué par son époque et qui ne doit rester que comme un indice de son époque, Le Cygne rouge (Mercvre de France, 1897).  Est-ce l'échec aussi bien littéraire que  d'estime de ce drame qui le renvoie à ses chères études ? quoi qu'il enb soit, Albert Thibaudet, de 1989 à 1906, alterne les postes de  professeur de philosophie tout en préparant sa thèse.

C'est en 1906 qu'il publie ses premiers articles, dans La Phalange, revue de son ami Jean Rouyère (rencontré en 1894), d'abord un récit de voyage, pour revenir modestement dans ce royaume des Lettres qu'il avait dû quitter le cœur gros. Dès 1892, il avait publié quelques articles dans Littérature et critique, revue fondée par Henri d Rothschild où se rencontrent Proust et Herriot, mais c'est véritablement La Phalange qui est son entrée en littérature, d'abord parce que cette revue a un poids important et que, corrollaire, s'y côtoient les plus grands noms du temps : Henri de Regnier, Emile Verhaeren, Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Jules Romain, Valery Larbaud, Léon Werth… Il faudra cependant qu'il attendent 1909 pour se voir confier une rubrique régulière, « le mois du littérateur », où il donne libre cours à son talent de critique littéraire. Entre temps, il poursuit son parcours de professeur de philosophie et glane de nouveaux diplomes.

C'est en 1911 que tout se joue. Jusqu'alors régulier d'une grande revue, professeur dans cette République qui les aimait tant, Albert Thibaudet ne décolle pas du lot des critiques littéraires : il n'a pas d'œuvre, et l'étiquette de critique, si elle confine au rafinement pour certains, n'ouvre pas autant de portes que celle de poète, aussi médiocre soit-il par ailleurs… Le tout puissant André Gide avait été sensible à l'article que lui consacre Thibaudet, à propos de La Porte étroite en 1909, et il le fait entrer à la NRF, pour très vite lui confier le poste  de Marcel Drouin qui tient plutôt mal que bien la « chronique de la littératre ». Dès mars 1912, Thibaudet en est titulaire, et il en fait ses « Réflexions sur la littérature » en 1914. Mais de 1911 date également la parution de son premier livre de critique littéraire, La Poésie de Stéphane Mallarmé (commencé en 1907), qui fait de lui, immédiatement, par la clarté de ses vues et la rigueur de son engagement pour le texte, une référence. D'ailleurs, après bien des progrès scientifiques et des paratextes accumulés, cet essai critique reste d'actualité, parce qu'il se concentre sur ce que dit le poète en tâchant — avec succès — de définir par la reconstruction pure la personnalité artistique et poétique du génie de Stéphane Mallarmé.

Mobilisé en 1914, il effectuera plusieurs mission d'enseignement ainsi que des tâches administratives (gardien de barrière… tout en refusant d'être affecté à l'arrière. Il quitte l'armée en 1919. C'est dans cette période, plus libre, qu'il commence la rédaction de son œuvre, de ses grands travaux critiques qui feront de lui, assez vite, une référence : Trente ans de la vie française, dont une partie est consacrée à Maurras (Les Idées de Maurras, 1920) et une autre à Barrès (La Vie de Maurice Barrès, 1921), se donnant pour sujet d'étude les phares de son temps. 1922, première édition de son Gustave Flaubert, texte entre tous qui a fait survivre Albert Thibaudet dans le monde des Lettres. Le Bergsonisme, en 1923, clot le cycle de Trente ans de la vie française et l'impose tout à fait. Désormais, il va enchaîner les publications d'ouvrages de fonds et les articles de critique et affirme sa propre conception du monde et du rôle du critique, non pas encensoire, mais pinailleur délicat qui doit s'évertuer à comprendre le texte dans son rapport aux générations auxquelles il est destiné et aux canons littéraires immuables.

Jusqu'à sa mmort en 1936, il continuera de cumuler les fonctions de régulier de revues et de professeur. Marqué à droite (il collabore aux revues proches de l'Action française, la Revue critique des idées et des livres de 1920 à 1924 et surtout l'hebdomadaire culturel Candide de 1925 à 1935), sa prolixité servira également le Journal de Genève (de 1925 à sa mort, pas moins de 103 articles !) et Les Nouvelles littéraires (de 1927 à 1931). Il restera comme un grand amoureux de l'esprit qui s'incarne parfois dans la littérature.


La critique créatrice ou l'art d'aimer lire

« […] le style de Thibaudet, qui en a analysé tant d'autres, est inimitable, dans son mélange de rigueur et de détente, de précision et de fantaisie poétique, de sérieux et de gaieté qui ne nuit pas à la finesse. »
(Jean-Yves Tadié,avant-propos à La Poésie de Stéphane Mallarmé d'Albert Thibaudet)

Albert Thibaudet écrivait énormément, il a voué sa vie à cela : la littérature. Ne pouvant trouver en lui la force d'un créateur, et sans tomber dans l'amertume d'une passion contrariée, il s'est fait le plus bel amant respectueux :  il cherche à mettre en valeur l'œuvre qu'on lui donne à lire sans chercher à montrer son ressentiment. Non pas lectures froides et analytiques comme il s'en fait (lisez Arnaud Rykner, vous ne rirez pas beaucoup…) mais perpétuel engagement dans le livre et dans le texte. Au fil des articles, une méthode se dégage, des tics d'auteurs se font écho, un écrivain apparaît : car reconnaître un critique à son style, c'est déjà lui en reconnaître un, et lire Albert Thibaudet est toujours un moment précieux que l'on s'offre.

Il y a d'abord le dogme professoral et républicain d'un philosophe qui veut essentiellement que les choses soient bien apprises et bien comprises. Aucune posture altière, aucun mandarinat, juste un effort perpétuel qu'il s'impose à lui-même pour éclairer le texte qu'il présente. Et comme son savoir est immense, les chemins qu'il nous fait emprunter son variés. Et comme son intelligence est immense, c'est en faux diletante qu'il prend son chemin, toujours le sourire complice et l'air de ne pas vouloir être trop délicat avec les auteurs. Pourtant, manière à lui de vouer sa vie aux auteurs qu'il adorait, ce style n'est qu'une détente de l'esprit et un biais pour ouvrir sur les œuvres, dont la connaissance est le maître mot.

Cette très grande connaissance des œuvres est au service des auteurs qu'il étudie, jamais à son propre service, et c'est par l'œuvre qu'il entend nous faire connaître un artiste — en cela il se déprend des théories antérieures sur la génération ou sur l'époque : Thibaudet est un des premiers, sinon le premier, à instaurer un rapport réellement critique aux textes et à fonder cette relation par l'analyse du style et des motifs littéraires. Par le style, il ne faut pas entendre qu'il étudie les différentes figures de rhétorique utilisées par son auteur en un gradus fastidieux, non, il développe une lecture globale par laquelle il montre quel est le style propre — le génie — de l'auteur, et cela dès 1922 avec son magistral Flaubert, dont une grande partie n'est que cela, la recherche de l'identité stylistique du maître de Croisset. Avant la « révolution » de la génétique, Thibaudet avait déjà compris que l'artiste se dévoile par le corps caché de son texte et que ce dévoilement recèle la part la plus intéressante des œuvres.

Et au-delà, encore, la recherche de Thibaudet vise, pas moins, à retrouver le sens des œuvres, à leur rendre leur vérité ontologique. L'étude stylistique doit révéler les intentions de l'auteur et doit être — c'est de son temps, Paul Bourget et Henri Bordeaux étaient les grands auteurs d'alors et la psychologie régnait presque sans partage — une psychologie. Or, sous l'influence de Bergson notamment, Thibaudet ne va pas se limiter à la psychologie, il va sd'efforcer de repérer les mots et les figures utilisés par son auteur pour en tirer un portrait en artiste et en créateur dont la vérité sourd des œuvres, manière à lui de se dire et de se cacher en même temps.

Enfin, Thibaudet n'exclut jamais l'artiste de son époque, mais il n'en fait pas pour autant le sujet de son temps ou de son environnement, comme Taine par exemple. L'artiste, chez Thibaudet, est libre et, à la fois, prend son essence dans un contexte générationnel. Ceux qui copient l'art de leur époque ne sont pas des artistes, ceci est à préciser. Mais ceux qui, répondant à leur génie propre, proposent des forment et des figures artistiques similaires ou proches de leur contemporains. Il faut comprendre une exigence profonde qui forme sinon une école du moins une sensibilité de génération. Sur ce point précis, la préface d'Antoine Compagnon aux Réflexions sur la littérature est en tout point éclairante, nous citons :

« L'idée de génération osbédait Thibaudait depuis longhtemps. “Faire le tableau vivant d'une génération dans le flot continue du temps”, telle était déjà l'ambition des Trente ans de vie française comme récit de la vie intellectuelle d'une génération : la sienne. Les trois grosses monographies sur les courants d'idées produits par les écrivains non les plus grandds mais les plus influents, entre l'affaire Dreyfus et la guerre de 1914 — Maurras, Barrès et Bergson —, devait jeter les bases d'une synthèse à venir, intitulée Une génération, complétant et confrontant les courants principaux […] »

C'est sans doute pour cela qu'il se reconnaissait bien en Flaubert, pour ainsi dire — avec Bergson — son auteur de chevet, qui avait peint une génération dans l'Education sentimentale

D'Albert Thibaudet, qu'il est bon de redécouvrir à présent, il faut retenir l'amour des livres et des auteurs, une connaissance quasi universelle mise au service de la transmission des savoirs et de son affection particulière pour la littérature — rien d'infatué, au contraire, une manière de tendresse… — et une compréhension du génie de chaque artiste comme part d'un mouvement qui l'englobe et dont il ne dépend pas forcément, car le concept de génération n'impose rien à l'artiste ni à l'œuvre, il pose un fait : ceux qui se posent les mêmes questions en même temps ne sont pas étrangers les uns aux autres. Dans l'immensité de ses écrits, l'îlot des Réflexions sur la littérature vient combler la vision d'un homme réduit pour ceux qui en savaient quelque chose à ses deux monographies sur Mallarmé et sur Flaubert et lui rendre, nous ne pouvons que l'espérer, lui rendre sa place dans l'histoire de la critique littérairre. Une place rare etessentielle : celle d'une précurseur talentueux et simple dont l'apport remarquable est toujours au bénéfice des auteurs qu'il lit. Relisons Thibaudet.


Loïc Di Stefano

La bibliographie consacrée à Albert Thibaudet est assez mince, en regard surtout de l'immensité de ses propres travaux et du nombre — avoués ou non — de ses héritiers. Lire notamment les travaux de Michel Leymarie, Albert Thibaudet, l'outsider du dedans (Presses universitaires du Septentrion, mars 2006, 23 euros) et son Albert Thibaudet, La république des Professeurs (Hachette littératures, « Pluriel », mars 2006, 9,50 euros), ainsi que l'étude très précieuse d'Alfred Glauser, Albert Thibaudet et la critique créatrice (Librairie Philosophique Vrin, réédition en octobre 2005), qui met en lumière l'héritage bergsonnien de la pensée du critique.


Réflexions sur la littérature, Gallimard, « Quarto », édition établie et annotée par Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, préface d'Antoine Compagnon, 1775 pages, mai 2007, 35 euros

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