Patrick Besnier réussit à "soulever le masque d'Ubu" et de proposer une vue d'ensemble de la vie d'Alfred Jarry

Noël Arnaud, spécialiste patenté des « atermoiements et diamellèses », n’a pas eu le temps, ni même peut-être le goût, de mener à son terme la monumentale biographie de Jarry qu'il avait entreprise : il n'en a publié, en 1974, que le premier volume, D'Ubu Roi au Docteur Faustroll, qui s'interrompt en 1898. Patrick Besnier révèle même qu'il n'a jamais vraiment entrepris le second. La chronologie détaillée sur laquelle s'ouvre, en 1972, le premier volume des Œuvres complètes de la Pléiade, a été utilisée par Noël Arnaud, puis par Henri Bordillon (Gestes et opinions d'Alfred Jarry, écrivain, 1986) et, déjà, Patrick Besnier dans son premier Alfred Jarry, celui de 1991. Mais elle ne livre que les événements, à l'état brut. Il restait donc à fournir une biographie complète de ce « passant considérable ».
    
Patrick Besnier s'en acquitte avec sérieux. Il a lu de Jarry tout ce qui peut aujourd'hui être lu, c'est-à-dire à peu près tout — mon à peu près sera explicité plus bas. Il a lu et exploité à peu près tout ce qui a été écrit sur Jarry : une bibliothèque maintenant considérable. L'ensemble constitue une somme imposante, et brosse du personnage un portrait que, pour ma part, je juge pour l'essentiel exact et bien venu. Mieux, peut-être, que Noël Arnaud, qui — je lui en ai fait, de vive voix, le reproche — avait une certaine indulgence pour quelques anecdotes jarryesques, Patrick Besnier juge avec lucidité ce corpus pour l'essentiel frelaté, parfois même inventé après coup par quelques témoins, fugitifs ou indirects, de la vie de Jarry. Ce qui ne l'empêche pas de reproduire quelques-unes de ces anecdotes au début de son livre. Il a raison : elles font partie d'un « mythe de Jarry », qu'il faudra bien, un jour, se décider à décrire. Tâche fondamentalement différente de celle du biographe.
    
Sur la biographie en tant que telle, j'ai, on l'a compris, peu de réserves : Patrick Besnier réussit avec une précision louable la tâche difficile de « soulever le masque d'Ubu et de proposer une vue d'ensemble de la vie d'Alfred Jarry ». Et l'on sent à tout instant, quoique discrètement marquée, une forte sympathie pour le personnage.
    
Un silence, enfin, un quasi-silence, mais spécifique : c'est qu'on l'observe sur une lacune dans les documents relatifs à Jarry. Besnier n'insiste pas assez sur ce qui manque encore (et, c'est à craindre, manquera définitivement) à toute biographie de Jarry : certains pans, décisifs de sa correspondance. Il ne fait que signaler fugitivement l'existence — incontestable — d'une correspondance de Jarry avec une Valentine Claudius-Jacquet, née Teste-Lebeau, mère d'un de ses amis très intimes. Les lettres de Jarry à cette dame n'ont pas été retrouvées. Plus grave, peut-être : Besnier n'insiste pas assez sur un autre manque, plus déplorable encore : on ne sait toujours rien des lettres, nombreuses, à n'en point douter, que Jarry, c'est une certitude absolue, n'a pu manquer d'écrire à sa sœur Charlotte. Je l'avoue naïvement : ayant cessé depuis longtemps de m'intéresser activement à Jarry, j'espérais, en ouvrant le livre de Besnier, y découvrir enfin ce que j'ai cherché vainement, ce que Noël Arnaud a cherché vainement pendant des années : peut-être pas les lettres elles-mêmes, mais une trace, au moins une piste. Noël Arnaud a cru un moment en avoir trouvé une : elle s'est dérobée. Chez Besnier, rien, ou presque rien : simplement la mention, p. 31, de l'absence des lettres perdues. On l'a compris : je ne reproche pas à Besnier de n'avoir point découvert cette correspondance, sans doute détruite lors du décès, misérable, de la pauvre Charlotte. Mais je lui reproche de ne point faire état avec l'insistance nécessaire de cette lacune sans doute définitive. Charlotte a été la confidente de Jarry, la secrétaire du délire littéraire de mai 1906, et même la collaboratrice posthume de son frère pour certains passages de La Dragonne. Leur correspondance révélerait un aspect mal connu de la vie, sous certains aspects parallèle, du frère et de la sœur. 
    
Resterait, bien sûr, à s'interroger sur le statut de la biographie par rapport à l'œuvre de l'écrivain. De quelle façon l'éclaire-t-elle? Problème trop vaste, à coup sûr, pour être ne serait-ce qu'allégué dans un bref compte rendu. Je me contente donc d'une remarque. Besnier ne s'interdit nullement de commenter le texte de Jarry. Il le fait de façon raisonnable. Irai-je jusqu'à dire qu'il est particulièrement intéressant sur les textes dits « mineurs », par exemple Léda ou Par la taille ? Sur les « grands » textes il est souvent rapide. Et parfois décevant. Ainsi sur César-Antechrist. Besnier ne fait que signaler, d'un mot, l'insertion, en qualité d'« Acte Terrestre », d'une version abrégée du texte d'Ubu Roi  au sein de César-Antechrist. Il ne voit là qu'une étape dans l'« expansion » du personnage d'Ubu. C'est occulter l'essentiel : il fallait, à mon sens, poser la question de l'effet qu'a, sur Ubu Roi  — texte potachique à l'état presque brut — son insertion dans l'univers verbal ultra-symboliste et hypersexualisé de César-Antechrist. Lit-on Ubu Roi de la même façon quand il est isolé et quand il prend la suite de l'« Acte héraldique » ? Des indices ont été abandonnés par Jarry, notamment les noms, issus de l'héraldique, donnés aux trois Palotins, Giron, Pile et Cotice ainsi qu'au capitaine Bordure. N'auraient-ils pas pour fonction, ces noms au plus haut point insolites, de signifier la permanence, dans Ubu Roi, des contenus sexuels posés de façon si insistante dans César-Antechrist ?

À ce détail, comme à plusieurs autres on a compris que Patrick Besnier ne s'intéresse guère à l'instance de la lettre, au sens littéral du terme, dans le texte de Jarry. C'est un peu étonnant, à propos d'un auteur qui pose, de la façon la plus explicite, qu' « il n'y a que la lettre qui soit littérature ». Mais en somme, la lettre n'était pas au programme de Patrick Besnier. Il ne visait que la biographie : à cet égard, son livre restera, pour longtemps sans doute, irremplaçable.

Michel Arrivé*

* Michel Arrivé a publié en 1972 le premier volume des Œuvres complètes de Jarry dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il a consacré à l'œuvre de Jarry deux livres : Les Langages de Jarry (Klincksieck, 1972) et Lire Jarry (PUF et Complexe, 1976). 

Patrick Besnier, Alfred Jarry, Fayard, octobre 2005, 724 pages, 32 euros

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