Georges Nivat, "Alexandre Soljenitsyne, le courage d’écrire" : engagement et abnégation

Alexandre Soljenitsyne est connu par des millions de lecteurs à travers le monde pour L’Archipel du Goulag. Mais avez-vous entendu parler de La Roue rouge ? Plusieurs tomes parus chez Fayard. Tout aussi incontournables. Soljenitsyne est le dernier grand maître de la littérature russe. Il se devait d’y avoir une grande exposition à lui consacrée. La voici enfin. En mes terres natales, je n’en suis pas peu fière. Une manifestation grandiose par sa puissance évocatrice. Par la qualité de ses matériaux. Surtout grâce au soutien de Natalia Dmitrievna. Son épouse. Sa compagne et secrétaire particulière. Sa mémoire. Son double.
Et malgré une première moitié de vie chaotique le miracle s’est produit. Il demeure des cahiers d’écolier, des écrits d’adolescent. Mais aussi des textes rédigés en secret à la prison-laboratoire. Mais ce livre n’est pas un simple catalogue. Loin s’en faut ! C’est avant tout un beau-livre à l’iconographie riche. Aux multiples entrées. Un ouvrage qui rend compte des multiples facettes de ce géant de l’écriture. Etudes, articles, témoignages, inédits, fragments du Journal R-17, lectures commentées (voir le sommaire en fin d’article)...


Rendons hommage à Martin Bodmer (1899-1971). C’est sa Fondation qui accueille cette exposition. Il a consacrée sa vie à rassembler les preuves matérielles qui ont jalonné l’histoire de l’esprit humain des origines de l’écriture à nos jours. Sa démarche lui permit d’édifier une bibliothèque unique au monde constituant une somme des écrits de l’humanité. Basée sur cinq piliers : Homère, la Bible, Dante, Shakespeare et Goethe.
Pour marquer le quarantième anniversaire de la Fondation, l’exposition consacrée à Alexandre Soljenitsyne tombe à pic. Elle met en lumière celui qui conçut l’entreprise d’écrire comme un combat irréductible au nom de "
tous ceux à qui la vie a manqué pour raconter ces choses."


Né en 1918, mort en 2008, Alexandre Soljenitsyne - qui fut mathématicien - avait toujours tendance à schématiser sa vie. Il l’interprétait selon des lignes de force. C’est en 1972 qu’il a l’étincelle : il est persuadé, qu’en tant qu’écrivain, il peut multiplier sa vie par deux. Il a 54 ans. Et se trouve au carrefour de son œuvre. D’un côté la première pierre, massive. C’est la dénonciation de l’empire de la violence. D’un autre côté, il s’attèle à tisser un canevas. Ce sera Août quatorze, premier opus d’une cathédrale de mots, l’extraordinaire Roue rouge. Une narration en segments de temps pour se poser la seule question qui vaille. Pour nous les russes. Mais aussi pour le monde entier, tant elle s’est reproduite. Comment, ce que l’on appelait la Sainte Russie, faite de moujiks pieux, de solidarité sociale, d’harmonie entre une noblesse encore campagnarde et une paysannerie habile aux métiers de la ville, comment a-t-elle pu sombrer dans une telle ivresse de cruauté ?


La carrière publique d’Alexandre Soljenitsyne en URSS fut brève. Mais si riche. Après la parution d’Une journée d’Ivan Denissovitch (publié en revue à 700 000 exemplaires puis en livre à 100 000 exemplaires) il pensait avoir le prix Lénine 1963. Raté. Mais des milliers de lettres de lecteurs lui arrivent... Quelques temps il croit à un dégel. Mais à la chute de Khrouchtchev ses archives sont saisies. Les temps sont durs. Son dernier écrit publié en 1965 sera un article. Il serait temps de penser à fuir. D’autant que la maladie s’invite.


À l’ère de l’informatique il est amusant de constater que Soljenitsyne est l’un des derniers écrivains à laisser des archives manuscrites. Toutes ses œuvres ont été écrites à la main ! Ses archives sont immenses. Cette exposition - et ce livre - le démontrent. Un énorme travail d’indexation, d’études reste à accomplir. Mais nous avons déjà, ici, une pièce essentielle. C’est ici que tout commence. C’est ici que tout se joue. Un livre hommage au plus grand des grands écrivains russe du XXe siècle.


Cet ouvrage a été publié à l’occasion de l’exposition éponyme qui se tient du 14 mai au 16 octobre 2011, au Musée de la Fondation Martin Bodmer, à Cologny (Suisse)


Sommaire
Chapitre 1 : Du souterrain à la gloire, Une Journée d’Ivan Denissovitch

L’entrée de Soljenitsyne en littérature se fait par les écrits du Goulag, centrés sur la condition humaine dans la « petite zone » du camp ou dans la « grande zone » de la société totalitaire. Extrêmement émouvants sont les objets du camp : sa veste de zek, le cahier de notes d’Ekibaztouz.
Chapitre 2 : Le combattant à découvert, La Maison de Matriona
La Maison de Matriona parut dans le premier numéro de Novy Mir de 1963. Les comptes rendus étaient élogieux et Akhmatova écrivit : « Quelle chose étonnante et ce qui est plus étonnant encore c’est qu’elle ait pu être publiée... Parce que ce n’est pas seulement Matriona, mais toute la campagne russe qui est tombée sous la locomotive et qui est en mille morceaux. »
Chapitre 3 : Dans le sac du bagnard, Le premier cercle
Il s’articule autour de l’expérience du bagnard, avec les écrits préfigurant Le premier cercle et va inaugurer le bras de fer avec le pouvoir soviétique.
Chapitre 4 : Lutter avec la maladie, lutter avec le pouvoir, Le Pavillon des cancéreux
Le manuscrit de cette oeuvre est impressionnant et côtoie un album de photos prises par Soljenitsyne durant sa période de relégation. Il s’est initié à la photographie pour pouvoir prendre des clichés de ses feuillets manuscrits et les sauvegarder en secret. Son ami, Nikolaï Zoubov, dissimulait les pellicules dans les reliures des éditions imprimées.
Chapitre 5 : Affranchir le monde du mensonge stalinien, L’Archipel du Goulag
Cette œuvre majeure constitue la première « cathédrale » de l’écriture de Soljenitsyne. Le bloc-notes qui l’accompagne (guide de conversation estonien créé par Soljenitsyne pendant l’écriture de L’Archipel) prouve son sens du détail, son perfectionnisme et sa détermination absolue.
Chapitre 6 : Affranchir à la Russie son histoire, La Roue rouge
La seconde partie de son œuvre est centrée sur l’histoire de la Russie d’avant le désastre de 1917. Le lecteur découvrira avec émotion les premiers brouillons de La Roue rouge, rédigés en 1936-1937, puis les autres étapes de l’écriture : la cartothèque, les centaines de calepins, la bibliographie ou encore - pièce inédite - le Journal de La Roue, la correspondance avec ses traducteurs, José et Geneviève Johannet.
Chapitre 7 : Écrits de la vieillesse
Cette partie abonde de textes moins connus : Confiture d’abricots ou Sur le fil. Le texte sur Andreï Biely est un inédit en russe et en français et y sera traduit dans son intégralité.
Chapitre 8 : Dans le bureau de l’écrivain
On pénètre ici dans l’intimité de l’écrivain. Son bureau, moscovite ou américain, représente l’image de l’homme attaché aux symboles. Son matériel de travail qui l’accompagne depuis le début : lunettes, loupe, sacoche...etc. Aux objets de famille, comme le crucifix ou la cuillère offerte par sa mère, s’ajoutent les portraits de Stolypine et Koltchak.
Chapitre 9 : Les sources familiales et l’apprentissage du lutteur
L’homme Soljenitsyne se découvre avec des photos de famille, certificats d’études, diplômes, mais également des écrits de jeunesse tel le Journal littéraire dont il était auteur et lecteur.
Son arrivée à Vladivostok en 1994, qui marque la fin de son exil et son retour en Russie, est illustrée par de nombreuses photos.
Chapitre 10 : La gloire et l’écume de la gloire
Cette partie témoigne de l’œuvre de Soljenitsyne : ses ouvrages publiés en samizdat, les parutions à travers le monde sur l’homme et l’écrivain.
Inédite est également la revue de presse de 1967 à 2008 avec des plumes qui ont pris des positions parfois contrastées dans la presse française, russe ou américaine : Raymond Aron, Georges Nivat, Alain Besançon, Véra Fosty...etc.
Chapitre 11 : Témoignages
Il s’agit ici de textes, correspondances ou photos de personnalités qui l’ont connu et ont joué un rôle important dans la publication de ses textes en Occident : Claude Durand, agent international de ses œuvres, Nikita Struve, directeur de Ymca-press, son premier éditeur occidental, Georges Nivat, Geneviève Johannet, traductrice et confidente.


Annabelle Hautecontre


Georges Nivat (sous la direction de), Alexandre Soljenitsyne, le courage d’écrire, Editions des Syrtes, mai 2011, 536 p. - 65,00 €    

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.