"La Littérature en péril", coup de semonce de Tzvetan Todorov, ou énième fantasme du déclin culturel de la France ?

Historien, essayiste et linguiste, directeur de recherche au CNRS, Tzvetan Todorov s’interroge sur la place et la fonction de la littérature en France qui serait en crise aujourd’hui. Enième fantasme du déclin culturel ou description réaliste et pessimiste du paysage des lettres dans notre pays, le livre a fait polémique depuis sa parution.


« La littérature élargit notre univers »

Dans son avant-propos, autobiographique, Tzvetan Todorov raconte l’impossibilité en Bulgarie, dans les années 1950, d’échapper à la propagande pour l’étudiant en lettres qu’il était et c’est dans le « formalisme », lorsqu’il étudiait les structures des langues bulgare et russe, qu’il a pu se sentir… libre.

Arrivé en France en 1963, terre étonnante par sa liberté d’expression pour un jeune homme de 24 ans habitué à la censure quotidienne, cet assoiffé de connaissances a, un temps, été dérouté par les programmes universitaires et le « dédale des institutions scolaires ». Il va alors rencontrer Roland Barthes et surtout Gérard Genette avec qui il a souvent travaillé. Il va publier en 1965, à l’instigation de ce dernier, Théorie de la littérature (traduction en français de textes des Formalistes russes des années 1920) et animer la revue Poétique.

Affranchi de l’éducation communiste et de ses contraintes, c’est dans les années 1970 qu’il perdra son intérêt des « méthodes d’analyse littéraire » pour privilégier l’étude des auteurs et de leurs oeuvres. Pour ce faire, il utilisera de nouveaux outils pour appréhender le sens de la littérature et se familiarisera avec les savoirs de la psychologie, de l’anthropologie et de l’histoire, élargissant du coup l’objet littéraire à l’essai et à la réflexion et non pas seulement à la fiction. 

Ainsi, dans la Conquête de l’Amérique (1982), Tzvetan Todorov s’est penché sur les récits de voyage du XVIe siècle et de leurs contemporains aztèques et mayas pour mieux saisir les bouleversements nés des « rencontres culturelles ». Son essai Face à l’extrême (1991) est l’occasion pour lui de réfléchir sur la « vie morale » en étudiant les témoignages des anciens déportés des camps nazis et soviétiques. Dans Les Aventuriers de l’absolu (2006), il explore, à travers la correspondance de quelques écrivains, les vies d’auteurs consacrées à la beauté. Les textes sur lesquels il a travaillé décrivaient ici des « événements vécus » et lui ont fait « découvrir des dimensions inconnues du monde ». Pour Tzvetan Todorov, c’est la mission de la littérature que d’élargir notre univers, de nous inciter « à imaginer d’autres manières de le concevoir et de l’organiser » grâce à sa capacité « d’interaction » entre les hommes et d’enrichissement du monde, par le sens et la beauté qu’elle procure.

Une littérature « étriquée », « coupée du monde »

Or, s’appuyant sur les bulletins officiels (les fameux B.O. de l’Education nationale), le chercheur montre que les études littéraires au lycée privilégient les méthodes linguistiques et stylistiques (« notions de genre et de registre », « situations d’énonciation » par exemple), c’est-à-dire « les arcanes de la discipline » et délaissent la compréhension générale des textes et leur rapport au monde. L’enseignement serait envahi par des théories parfois contradictoires et abandonnées par les générations suivantes.

Le formalisme avec ses « techniques narratives » aurait pris le pas sur le contenu des œuvres et la pensée des auteurs. Les coupables ? Des courants culturels plutôt que des hommes ou des femmes qu’il évite soigneusement de citer. Dommage. Ce serait donc le structuralisme (la vérité des textes est secondaire), le nihilisme (vision désastreuse de l’homme, le roman serait la « représentation de la négation » du monde) et le solipsisme (« l’essentiel est de parler de soi ») qui auraient envahi les champs scolaires et universitaires, les journaux littéraires et la grande famille des écrivains.

Après avoir brossé en historien les étapes qui ont conduit à cette évolution, Tzvetan Todorov écrit que la littérature serait devenue « un objet langagier clos, autosuffisant, absolu » qui ne donnerait plus le goût de lire aux élèves. On apprendrait plutôt les théories des critiques que les œuvres des auteurs.

Le culte de l’égotisme et du style mettrait en péril les livres

Sans projection universelle, la littérature n’entrerait plus en relation significative avec le monde. Si elle le fait, elle est aussitôt accusée d’être trop populaire, « insupportablement niaise » par les critiques et universitaires. Selon l’auteur, ce modèle unique et formaté du roman et de l’enseignement du français a eu pour conséquence de diminuer le prestige de nos écrivains à l’étranger. 

Pour Todorov, si nous aimons les livres, ce n’est pas pour leurs techniques narratives dont l’importance ne doit pas être niée mais pour apprendre à mieux vivre, voire à survivre (lire à ce sujet le chapitre intitulé « que peut la littérature ? » consacré notamment à l’écrivain John Stuart Mill et à la résistante au nazisme Charlotte Delbo). 

Toutes les « méthodes » sont bonnes affirme l’essayiste (qui a participé par ses travaux au développement du courant structuraliste à l’Ecole et qu’il semble regretter aujourd’hui) à condition qu’elles ne deviennent pas la fin mais seulement le moyen de saisir le sens d’une œuvre et la pensée de son auteur dans ce « débat infini » de la vie « dont la condition humaine est l’objet ».

« Le lecteur ordinaire, qui continue de chercher dans les œuvres qu’il lit de quoi donner sens à sa vie, a raison contre les professeurs, critiques et écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d’elle-même ou qu’elle n’enseigne que le désespoir. S’il n’avait pas raison, la lecture serait condamnée à disparaître à brève échéance. […] La réalité que la littérature aspire à comprendre est […] l’expérience humaine ». 

La France connaît-elle un déclin des lettres ?

On pourrait en douter tant la création littéraire paraît dynamique aujourd’hui. Pour Bruno Blanckeman, professeur de littérature française contemporaine à l’université Rennes-II « ce diagnostic de déclin concerne, en réalité, non pas la littérature elle-même, telle qu’elle s’écrit, mais son statut dans la société. Ce statut s’est effectivement largement modifié au cours des dernières décennies du XXe siècle. » Pour la journaliste Nathalie Crom, le livre, moins sacralisé comme aux siècles précédents, davantage dépendant des lois du marché, est devenu un produit culturel comme les autres. À l’instar du critique littéraire Jean-Claude Lebrun qui accuse Tzvetan Todorov mais aussi le romancier Dominique Fernandez (pour qui l’écrivain doit raconter d’abord des histoires) de faire partie d’une « triste arrière-garde », elle affirme que c’est la banalisation de l’image des auteurs (certains surmédiatisés) et de leurs ouvrages qui serait la cause des griefs des tenants du « déclin culturel » (1). Mais le roman français se porte-t-il bien et s’exporte-t-il bien ? L’autofiction n’a-t-elle pas pris une part démesurée dans le monde littéraire en France ? Voilà des questions auxquelles Jean-Claude Lebrun ou Nathalie Crom ne répondent pas ou alors de manière insuffisante.

On ne peut nier la pertinence de l’interrogation de Tzvetan Todorov sur l’enseignement actuel des lettres dans le secondaire (2). Il connaît bien les enjeux de l’Ecole pour avoir siégé au Conseil national des programmes de 1994 à 2004. Le fossé semble se creuser entre les générations. Proportionnellement à la population scolaire, il y a de moins en moins d’élèves qui suivent des études littéraires (3) et, paradoxe, le nombre de ceux qui maîtrisent imparfaitement la langue française au sortir de la classe de troisième reste relativement important alors que les enseignants, suivant en cela les instructions officielles, privilégieraient les techniques au détriment des œuvres elles-mêmes. Invitant au débat, la polémique ouverte par Tzvetan Todorov n’est donc pas près de se refermer.


Mourad Haddak

(1) Voir les critiques de Nathalie Crom parues dans un numéro de Télérama (n° 2976, 27 janvier 2007)

L’analyse de Tzvetan Todorov peut être complétée par le livre de Dominique Fernandez intitulé L’Art de raconter paru aux éditions Grasset en 2007 ainsi que par l’ouvrage collectif dirigé par le philosophe Alain Finkielkraut Ce que peut la littérature édité par Stock-Panama en 2006. Vieille question s'il en est, déjà sujet d'un colloque réunissant Simone de Beauvoir, Yves Berger, Jean-Pierre Faye, Jean Ricardou, Jean-Paul Sartre et Jorge Semprun en 1964 par la revue Clarté et réédité en 10/18, 1965 (avis rara !) sous le titre Que peut la littérature ?

(2) Déjà, en janvier 2004, sur un autre sujet, Jacqueline de Romilly dans une tribune célèbre parue dans le journal Le Figaro avertissait des dangers de disparition du latin et du grec dans le secondaire.

(3) Un rapport de l’Inspection générale de l’Education nationale dresse un état des lieux alarmant : « On n’est plus très loin aujourd’hui du seuil des 10 % du total des effectifs des séries généra¬les, seuil en deçà duquel la série se¬rait menacée d’extinction. » En quinze ans, les effectifs de la série lit¬téraire de l’enseignement secondaire ont en effet baissé de 28 % alors que ceux de la série S (scientifique) et ES (économique et sociale) ont augmenté respectivement de 4% et 18 %.


Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Flammarion, « Café Voltaire », janvier 2007, 96 pages, 12 € 

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