Les "Promenades sous la lune" de Maxime Cohen dans les allées de nombreuses bibliothèques, en amoureux éclairé

Sises entre deux citations, l'une de Borges, à propos de cet érudit que fut Sir Thomas Browne, l'autre d’un auteur non nommé, dont on nous dit seulement qu’érudit lui aussi il seconda le comte de Caylus dans les recherches que celui-ci conduisit à Pompéi, ces promenades parcourent librement et brillamment les riches allées de nombreuses bibliothèque, d’un pas sûr, savant et amoureux. On le suit comme un petit garçon suit son grand-père à la découverte des arbres du parc, et des histoires nombreuses, véridiques ou inventées, qu’il est capable d’attacher aux moindres feuilles qui jonchent les allées. 

« Eugen von Böhm-Bawerk, économiste de l’Ecole de Vienne, a observé dès les années 1870 qu’une barrique de bon bordeaux doublait de valeur en cinq ans sans le moindre effort de son propriétaire. »

La principale raison de faire ne serait-ce qu’état de ce livre de Maxime Cohen fut sa primeur. Malgré les nombreux compliments que reçut le livre, on n’en parla alors que parce qu’il se trouvait encore sur les tables des plus avisés marchands de livres. 

Entre parenthèse, c’est pour la raison inverse que la presse fait si rarement état de nombreux chefs-d’œuvre tels que Madame Bovary, Le Misanthrope ou Macbeth qui ne sont pas, loin de là, des perdreaux de l’année – sans doute aussi parce que de nombreuses plumes en charge de nous dire ce qu’il convient d’acheter (et peut-être de lire) ne connaissent pas ces ouvrages, pourtant excellents à plus d’un titre (vous pouvez me croire).

Les raisons de parler des Promenades sous la lune de Maxime Cohen ne pouvant plus compter parmi elles la primeur, il faut bien qu’elles fussent autres et pérennes. Attendre un an, au moins, avant de parler d’un livre, attendre qu’il ait plus ou moins disparu des tables des marchands, permet d’en parler tranquillement, intempestivement. Si en plus, ça peut agacer le service de presse d’une grande maison d’édition (comme on parle de maison de couture : à chaque saison sa collection !)… on ne va pas se priver.

Lesdites raisons sont nombreuses, à n’en pas douter. 

Voilà d’abord un homme qui écrit ses livres, ce qui s’appelle écrire. Pas de synonymes ici pour donner l’impression qu’on a du vocabulaire, à la mode de certaines jeunes plumes illettrées. Chaque mot est choisi pour la nuance précise qu’il permet de donner à l’idée afin que de l’idée nous atteignons la chose (1). 

Les choses qu’il nous permet ainsi d’atteindre avec sûreté et précision sont si nombreuses et si diverses que recopier ici la table des matières ne donnerait qu’une notion très inexacte de la richesse du livre. Prenons le temps plutôt d’examiner un exemple.

Dans un chapitre intitulé « De la fatigue », où l’auteur déplore d’abord le peu d’attention que lui accordèrent les philosophes – son tropisme vers les siècles passés le privent de la mention de l’excellent De la fatigue de Jean-Louis Chrétien où il aurait trouvé de quoi nuancer son jugement dans les œuvres de Nietzsche, d’Aristote, de Platon, de Sartre, de Levinas, entre autres, et du plus évitable petit texte de Deleuze sur Beckett intitulé « L’Epuisé », post-face à Quad – avant de faire une exception pour Descartes. Une longue note vient alors préciser son propos : l’une des pages les plus intelligentes jamais écrites sur la pensée de Descartes. Le chapitre n’est ensuite pas avare de plaisants paradoxes, et de noter judicieusement :

« La peine à réussir certaines de nos entreprises est souvent l’indice de notre peu de talent pour elles. »

Quel plaisir d’être conservateur de bibliothèque et non professeur ? Chaque professeur rêverait de pouvoir noter une telle vérité en forme de commentaire définitif sur la première page des copies de certains élèves besogneux et idiots (les seuls à lire les annotations, la plupart du temps), mais se l’interdit puisque tous doivent réussir. 

Cette vérité le conduit à une vérité plus réjouissante : « On pourrait dire exactement la même chose de la révolte soit contre la nature soit contre la société. C’est une de nos passions les plus éprouvantes. Les fatigues que nous devons à son assouvissement devraient nous en éloigner d’instinct. Il est tellement plus facile et plus agréable de se fondre dans ce qui nous résiste afin de le subvertir que de l’affronter dans un choc violent et disgracieux. »

Avec humour, Maxime Cohen retrouve ici la sagesse du Tchouang-Tseu, tout simplement.

Les gastronomes trouveront certains éclaircissements touchant la délicate question du potage, qu’on confond si souvent et avec la soupe et avec le bouillon, sans compter le consommé. 

Je n’ai évidemment pas terminé ce livre, car on ne termine jamais de se promener. J’en ai simplement interrompu la lecture, le temps de livre dans ces lignes mon sentiment général qui est excellent – mon sentiment va bien, merci !

Ce qui dit Maxime Cohen, il le dit clairement, avec beaucoup d’esprit et peu de mots ; il n’est avare ni de ce qui peuple sa mémoire, ni de ce qui hante ses bibliothèques. Il cite donc beaucoup et, à le lire, on souhaite lire et avoir lu tout ce qu’il nous présente. Les grands livres sont ceux qui ouvrent sur beaucoup d’autres : ils sont grands par générosité, par intelligence et par la force avec laquelle ils savent rendre évidente la beauté de tout ce dont ils parlent si bien.

Ces promenades encouragent à l’arpentage des allées d’autres promeneurs : Spinoza, Leibnitz (le modèle sans doute de notre cicerone lecteur et penseur), mais aussi Valéry, Borges, Lichtenberg, Platon, Aristote, Racine, Li T’ai-Po, Conan Doyle, etc.

Il y a là du bref autant que du long, du léger autant que du grave, de l’érudit autant que de l’allusif : de quoi marier, chaque soir, son humeur à quelques pages qui donnent plaisir et savoir.

Et c’est ainsi, Cohen est très grand.


Cyril de Pins

P.s. Comme toujours, j’avais commencé à mettre en forme les éléments de ma petite recension, avant d’avoir lu beaucoup du livre, tout à ma première impression excellente. Je peux avouer qu’une lecture plus avancée ne m’a pas trouvé déçu dans cette impression initiale : cette impression elle-même s’étonna d’être sans cesse heureusement surprise et ravie.

(1) Rappelons ici les évidences formulées par Jules Renard dans son indispensable Journal : « Il n'y a pas de synonymes. Il n'y a que des mots nécessaires, et le bon écrivain les connaît. » et « Le mot juste ! Le mot juste ! Quelle économie de papier le jour où une loi obligera les écrivains à ne se servir que du mot juste ! » Je ne prends pas un grand risque  en conjecturant que Maxime Cohen pratique Jules Renard – d’autant qu’il avoue pratiquer Marcel Schwob, son grand modèle et ami. 

Maxime Cohen, Promenades sous la lune, Grasset, septembre 2008, 18,50 € 

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