Relire les lettres de Jean Cocteau à sa mère : un baume, un onguent

Attendu depuis des lustres par une poignée de coctaliens fidèles, voici enfin le second tome des Lettres à sa mère de Jean Cocteau. Second tome, et non pas deuxième, car il est impossible de savoir si un jour paraîtra le tome suivant… Régalons-nous donc de celui-ci. Une fois encore, le plus grand poète du XXe siècle se réfugie sur la Côte d’Azur ou en Angleterre, se soigne, se cache au Piquey, en Gironde, écrit à l’abri d’une hutte sur la plage de Pramousquier. Car il écrit continuellement, sans reprendre son souffle : des pages de son roman, et cinq à dix lettres par jour. Avant toute autre personne, il privilégie sa mère. Il lui écrit au rythme d’une lettre par jour, ou d’une tous les deux jours. Très vite, nous sautons les premières pages et atterrissons sur celles, passionnantes, où ce convalescent dit comment il ressent la venue, sous sa plume, de Thomas l’imposteur, comment Radiguet écrit Le Bal du comte d’Orgel et avec quel désespoir il doit supporter de lire, dans Littérature, les insultes des surréalistes. Il s’en console en lisant les mots de réconfort de Max Jacob : « Je ne t’apprends pas que ces injures portent bonheur. »

 

Aujourd’hui, nous pouvons lire comme un réconfort ces lettres superbes de Jean Cocteau. Pensez-vous que votre inspiration vous fuit ? Croyez-vous que l’on doive se soucier de l’opinion des méchants, de la critique et des ânes patentés ? Souffrez-vous d’être seul, abandonné de tous ? Lisez Jean Cocteau, lisez les Lettres à sa mère ! Elles sont un baume, un onguent.

Au jour le jour, le poète nous restitue un monde qui ne disparaîtra jamais : il l’a immortalisé. Les détails sont lumineux, ils nous éclairent, étoiles par myriades au firmament de l’histoire du premier tiers du XXe siècle. Nous voyons évoluer Auric, Radiguet, Chanel, Picasso, Anna de Noailles, Morand, Satie, Stravinski, Natalie Paley, les Pitoëff, et mille autres figures scintillantes qui nous rappellent cette époque où l’on jouait des nuances, où l’on se parlait finement, où un homme élégant n’était jamais bafoué, où rien d’important ne demeurait insu. À lire ces lettres, on se représente ce que nous avons perdu depuis : c’est vertigineux, c’est un gouffre.

 

J’entends les mécréants susurrer à nos oreilles : « Oui, mais Jean Cocteau n’est pas toujours brillant, il est également futile, homosexuel et dilettante, et puis c’est un fiston à sa maman. » On est bien aise de pouvoir ici démolir quelques racontars. Tout d’abord sa correspondance nous apprend que Jean Cocteau était tout à fait prêt à aimer le sexe opposé, et que la princesse Natalie reçut ses hommages – mais la princesse, enceinte, n’avoua jamais ! Que Jean Cocteau fût parfois futile est affaire de goût, mais avant tout, avant tout autre qualificatif, un lecteur honnête dira qu’il est profond. Il est profond, et coupant comme une lame. Il va droit à l’essentiel : « Les muses sont comme les tables tournantes. On ne les mate pas. » Pour qu’on ne nous parle plus jamais de son prétendu dilettantisme, rappelons qu’il est passionné par son travail – car il travaille d’arrache-pied, sans s’arrêter – et sait écouter le chant des autres : « Hier, Radiguet lisait son livre à Valentine Hugo sur le balcon. J’écoutais de ma chambre. C’est extraordinaire. D’une grandeur, d’une magie incomparable – on pense à la phrase du duo de Don Juan, au quintette de Cosi fan tutte. Il peut se rire des critiques. Il est immortel. »

 

Ainsi, au jour le jour, nous suivons les métamorphoses du poète. Durant les années 1920, il commence à s’habituer à l’incompréhension, qui le poursuivra toute sa vie, d’une partie du public : « Je ne publierai plus jamais rien sans hausser instinctivement une épaule comme les enfants battus. J’en arrive à prendre la moindre caresse pour une farce. S’il est vrai qu’on me jalouse, je voudrais que les jaloux vivent 5 minutes mon malaise, ils ne me jalouseraient plus. » Le pire viendra avec la mort de Radiguet en décembre 1923 : « J’ai perdu quelque chose d’ailé, de noble, de mystérieux. » La vie pétille ensuite ; bien sûr, aux épisodes les plus tragiques se mêlent les plus farfelus : « Il y a 4 jours, un rat est entré chez Mme de Chevigné. Depuis, Gustave – le domestique – couche dans sa chambre derrière un paravent. On a tué le rat, sinon elle repartait. M.-Th., consternée, demande à Gustave : "Mais Gustave, que faites-vous dans la chambre de Madame la Comtesse jusqu’à minuit ?" — Jusqu’à minuit, on parle du rat. Après, Madame s’endort. »

 

Écrite pour une mère chérie, plus que chérie même, et traitée avec respect, cette correspondance veut donner à voir un monde à une complice adorée dans un style d’une extrême concision. On ne peut citer les innombrables formules à l’emporte-pièce, les clins d’œil, les métonymies que sa mère recevra l’une après l’autre, volées de bois vert auxquelles elle répond point par point. La partie de ping-pong entre ces deux êtres nous surprend. Mieux, leur amour nous fascine : « Maman chérie, me voilà sur les mers de Chine. […] Je t’aime partout. »

 

Cette correspondance déjà serait délicieuse à lire, et l’on nous offre en plus une cerise sur le gâteau : un appareil de notes remarquable, un index de vingt pages, et le souci méticuleux de Jean Touzot, qui sait tout, annote tout, explique sans rechigner, avec l’élégance qu’on lui connaît. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur Jean Cocteau, et le préfacier de Bacchus dans l’édition Folio. Le moindre de ses commentaires est un régal. C’est également le cas de l’excellent Pierre Chanel, dont tous les amateurs connaissent le célèbre Album Cocteau. Ainsi nous apprendrons que c’est pour relever le défi du Philéas Fogg de Jules Verne que Jean Cocteau s’est embarqué pour un tour du monde avec son compagnon Marcel Khill, durant tout l’an de grâce 1936 ; Rhodes, les Pyramides, les belles femmes maquillées d’Alexandrie, les lits des Hindous « au bord de la rue comme un étalage de linge », les glaçons devenus « chauds dans les verres », toute la vitalité désespérée d’un monde qui va périr, happé par la guerre, explose sous nos yeux. Et nous devinerons pourquoi c’est le paquebot japonais Kashima-Maru qui a été choisi en couverture de ce livre : « Je venais d’apprendre que Charlie Chaplin était à bord et je me couchais. On frappe à ma porte. C’était lui et sa femme. Nous nous sommes sauté au cou. Et je pleurais à chaudes larmes. Nous avons parlé toute la nuit. »

 

L’amitié, l’amour illuminent ces lettres. Comme il l’a dit de lui-même, Jean Cocteau aura traversé son temps comme une flèche.

 

Bertrand du Chambon

 

Jean Cocteau, Lettres à sa mère - tome II, 1919-1938, texte établi et annoté par Jean Touzot avec le concours de Pierre Chanel. Éditions Gallimard, 2007, 698 pages, 60 €

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