Dictionnaire des mouvements artistiques et littéraires : Poème en -isme

Cela vous a des allures d’inventaire à la Prévert, ou à la Saint-Pol Roux qui fut, paraît-il, un créateur particulièrement fécond de termes en isme : avec pas loin d’un millier de notices, le dictionnaire élaboré en 1992 par le couple Virmaux et remis au goût du jour offre, dans un nécessaire éclectisme, un tour d’horizon des mouvements artistiques et littéraires, en France comme à l’étranger.

 

L’ouvrage étant, d’après l’avertissement liminaire, sans prétention scientifique ni à l’exhaustivité, passons rapidement sur les lacunes qu’implique tout exercice relevant du recensement dictionnairique. D’abord les inévitables oublis : pas de trace, devant les mardistes et les samedistes, des lundistes belges, ni de mention du roman Handji de Robert Poulet dans la notice consacrée au réalisme magique ; rien sur le wagnérisme, qui nourrit pourtant d’importants débats intellectuels en France comme en Allemagne ; et pourquoi n’avoir pas évoqué les récentes revues Cancer ! ou Multitudes si l’on parle bien du Mauss ou de Vacarme ? Parmi les présences incongrues, on notera l’albigéisme (qui aurait pu être juste évoqué sous l’entrée occitanisme), le genre cinématographique du péplum ou encore le synoptisme polyplan, technique de mise en page du poème certes intéressante mais qui ne fédéra autour d’elle aucune chapelle. Enfin, quelques traitements paraîtront disproportionnés ou de faveur en regard d’autres, trop sommaires : ainsi de la Revue Blanche, expédiée en dix lignes, ou encore de la notule consacrée au personnalisme qui paraît bien maigre face à la copieuse page sur les plasticiens de Présence Panchounette.

 

Voilà pour la part la plus ingrate de la présentation, car force est de reconnaître qu’au-delà des péchés véniels énumérés ci-dessus, l’ouvrage s’impose comme un outil de référence fort appréciable.  

 

Le choix du terminus a quo, à savoir le tournant de 1870, est judicieux, puisque c’est véritablement à partir de l’avènement d’une certaine modernité que se mirent à foisonner les groupes d’artistes se revendiquant d’une attitude esthétique devant l’art comme devant la vie. Par quel bout commencer quand il s’agit d’envisager le pullulement de cercles, collectifs, écoles et autres salons qui depuis cette époque se structurèrent, parfois pour se dissoudre aussitôt ? L’ordre alphabétique semble bien le plus confortable, même si on peut s’amuser à tenter des catégories englobantes. Il y aurait d’abord les révélateurs, à l’instar de l’Armory show, cette « gigantesque exposition internationale, qui s’ouvrit à New-York en 1913 […] et symbolise en quelque sorte la conquête de l’Amérique par l’art moderne » ; sans ce happening, quand Gauguin, Picasso ou Braque auraient-ils été découverts aux States ? Puis les accélérateurs : incluons-y, parmi d’autres, le groupe Charon en Allemagne qui ouvrit la voie à l’expressionnisme. Les connecteurs, qui serviraient de passerelles entre artistes : c’était la vocation du Club des poètes ou de L’esprit nouveau. Pas très loin, on rencontrerait les passeurs qui marqueraient la transition entre courants, avec les Nabis, charnière entre impressionnisme et fauvisme, ou avec l’acméisme, entre symbolisme et futurisme. Les fédérateurs, animés par un esprit quasi corporatif, à l’image du Bauhaus réunis autour de Gropius. Enfin, les rupteurs, marquant une opposition : les critiques au Pop art formulées par les tenants de l’art conceptuel, le bris du joug mâle dans l’art féministe, les lacérations de toiles par les Japonais du Gutaï, la remise en question de la psychiatrie par l’école de Palo-Alto, etc.

 

Mais soumettre à de nouvelles étiquettes ces nébuleuses, qui sont souvent autant de laboratoires de la pensée et de la création, c’est bien entendu en nécroser le dynamisme intrinsèque, en figer la fluidité et l’audace. À côté des « bulldozers » que sont l’impressionnisme, le symbolisme et le surréalisme, l’état des lieux présente une myriade de mouvements informels, spontanés, parfois réduits à deux membres (Audiberti et Bryen présidant à l’abhumanisme, voire à un seul (Saint-Pol Roux, qui tenta de se définir comme idéoréaliste, ou Jules Romains et sa vision unanimiste). Quand il n’y a pas de figure émergente, on se plaît d’ailleurs à s’interroger sur le devenir des individus qui peuplèrent ces agglomérats de talents, souvent jeunes, et qui se sont comme évaporés, comme par exemple les cinq Aristocrates libertaires des années 80…

 

Si ce n’est donc une personnalité forte, quasi papale, autour de quoi se cimente un groupe ? Cela peut être un lieu (on sait l’importance de Barbizon ou Pont-Aven en peinture), une figure romanesque (le bovarysme), une pose provocatrice (les jemenfoutistes, qui en toute logique ne dépassèrent pas le numéro un de leur journal), un personnage créé de toutes pièces (les mathématiciens dissimulés sous le pseudonyme de Bourbaki). Il peut arriver que les artistes soient embrigadés, malgré eux, et identifiés à une esthétique dont ils seraient partie prenantes sans exclusive : la Movida espagnole prend ainsi Pedro Almodovar pour héraut alors qu’il ne s’y reconnaissait pas complètement, et nombre de romanciers des années 30 se sont découverts populistes par voie de presse… Avec plus de bonheur, des entités collectives cultivent malgré tout le respect de l’individu et appliquent la devise édictée par le Mercure de France : « Chacun ici est absolument libre, responsable de ses seuls dires et point solidaire du voisin ».

 

On le constate, les domaines couverts par le dictionnaire sont larges : le cinéma (à épingler, la délectable notice sur le divisme italien), la musique, le théâtre, la bande dessinée, jusqu’au computer art. De même en ce qui concerne la géographie : on croise des affirmations régionalistes (l’école de Brive corrézienne), localistes (avec les Chiliens du criollismo) ou identitaires (le félibrige ou les Américains sudistes se surnommant « Fugitifs »). Des mises au point permettent de faire la différence entre les avatars de l’imaginisme, désignation commune à des réalités distinctes selon qu’on est chez les Soviets ou en Suède. Côté revendications, c’est là aussi le joyeux bordel. Aux envolées humanistes, aux cabrements anti-totalitaires semblent répondre les positions de principe absconses, tel le « Abolissons la tyrannie des bien portants » clamé dans la Revue doloriste d’un Julien Teppe. La radicalité est de mise chez les Inflamables (sic), qui n’hésitent pas à sombrer dans l’illégalité en détruisant des installations d’art contemporain. Tout esprit de sérieux disparaît dans une fumisterie consommée, sous les coups de butoir des incohérents, situs, cannibali italiens et autres hydropathes en goguette. La rage de créer des – ismes devient elle-même, comme spéculairement, objet de dérision… On se souvient ainsi de l’aliboron-Boronali de Dorgelès qui, en trois coups de pinceaux, créa l’excessivisme. Pourtant, qui a dit que, depuis la fin des idéologies, il n’était plus de mouvements intellectuels ? Peut-être sont ils moins nombreux, moins tapageurs aussi, mais enfin, « le cadavre bouge encore ». Témoins : la revue Inculte ou le Manifeste pour une littérature-monde…

 

Enfin, on pourra toujours utiliser cette véritable encyclopédie dans l’idée de briller en société et de laisser ses interlocuteurs pantois à l’évocation de l’Atomskald islandais, du Gelanggang, des hitchocko-hawksiens, du poporanisme, du Bhavakavitvam, du Club des longues moustaches et de Zen 49. De quoi ne pas mourir idiot et, qui sait, s’inspirer pour créer un néoquelquechosisme qui va forcément bouleverser l’histoire de l’humanité !

 

Frédéric Saenen

 

Alain et Odette Virmaux, Dictionnaire des mouvements artistiques et littéraires 1870-2010, Éditions Le Félin, Collection « Les Marches du temps », janvier 2012, 570 pages, 35 €

 

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