Éloge de la provocation dans les Lettres

Provoc en toc


Deux auteurs proposent un Éloge de la provocation dans les Lettres en oubliant un peu que la provocation est de toute façon la condition nécessaire de toute littérature.


A priori, un livre qui se nomme Éloge de la provocation dans les Lettres et qui entend adopter lui-même le ton de la provocation ne saurait qu’exciter notre attention et notre intérêt. Malheureusement, le charme se rompt assez vite et nous ne tardons pas à comprendre pourquoi le Figaro, qui est à la provocation ce que Depardieu est à la diététique, a pu s’enthousiasmer pour un pareil ouvrage.


Passons sur une syntaxe parfois approximative (peut-on dire, vraiment, qu’on « ironise quelqu’un » ?) et sur un style qui ne craint pas de tomber dans les pires clichés actuels. On pourra toujours nous répondre que ces faiblesses sont volontaires et volontairement provocatrices. En revanche, nous ne pouvons pas ne pas être ahuris quand nous voyons se mêler dans de bien étranges noces une érudition déchaînée et une ignorance grossière. Dans un article sur les femmes-écrivains intitulé comme il se doit « Bas-bleu », on tient à nous rappeler que cette expression « bas-bleu » vient de l’anglais. Encore faudrait-il savoir orthographier blue stocking correctement et ne pas omettre le –c devant le –k. Ailleurs, on nous dira à quelle heure et quel jour a eu lieu dans quel théâtre la première d’une obscure pièce de Scribe, mais on citera de façon erronée le défi de Rastignac à la fin du Père Goriot. Non, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, il ne dit pas : « A nous deux, Paris ! » Il s’écrie en réalité : « A nous deux, maintenant ! »


L’affaire est donc boiteuse. Mais, pour être honnête, elle boitait dès son titre, qui n’est pas exactement celui que nous avons dit, mais Éloge de la provocation dans les Lettres & au Dix-Neuvième Siècle. Bizarre, ce « & », qui fait apparaître le XIXe siècle comme une pièce rapportée. La raison pour laquelle on se concentre sur ce XIXe siècle est que celui-ci est sans doute le premier où se soient officiellement élaborées, entre autres à la faveur du romantisme, des théories sur la modernité (v. les généreuses pages de Baudelaire sur ce sujet), mais les auteurs, Olivier Apert et François Boddaert, devraient aussi savoir — et l’esperluette bancale du titre semble précisément indiquer qu’ils le savent — que la querelle des Anciens et des Modernes est une vieille histoire, qui nous renvoie au XVIIe siècle, et même au Ier de notre ère, si l’on songe par exemple au Dialogue des orateurs du jeune Tacite.


Cette incertitude chronologique sur la provocation tient en fait à la nature même de la provocation. Par définition, la provocation marque une rupture, mais cette rupture n’est intéressante que, si, assez vite, elle devient lieu commun, ou presque, tout en gardant paradoxalement son caractère provocant. Va-t-on enfoncer ici une porte ouverte et rappeler que tous les classiques ont été en leur temps résolument modernes et que c’est leur caractère révolutionnaire qui a contribué à faire d’eux des classiques ? Quelles critiques le malheureux Corneille n’a-t-il pas entendues à propos de son Cid, qui ne respectait pas les sacro-saintes règles ! Comme il doit aujourd’hui rire dans sa tombe, en voyant que ses audaces sont devenues des canons du théâtre classique ! Qu’il est drôle de penser aujourd’hui que Dom Juan ou Madame Bovary aient pu déclencher des scandales, quand ils font désormais partie des best-sellers des programmes scolaires officiels ! Il y a, évidemment, un mystère insoluble dans cette affaire, et qui relève des arcanes de l’inconscient : la banalisation de Dom Juan n’empêche pas certaines de ses scènes de rester explosives aujourd’hui encore. Voyez donc l’incrédulité des adolescents quand ils entendent Don Juan « demander » à son père de mourir le plus vite possible afin qu’il puisse hériter de sa fortune…


Il serait malhonnête de nier le plaisir qu’on peut éprouver à lire cet Éloge de la provocation. Mais les différents lexiques qui le composent ne sont pas sans évoquer certains recueils d’histoires drôles, et l’on feuillette ces pages plus qu’on ne les lit. Provocation peut-être, mais on aimerait bien qu’on nous explique comment elle s’exerce dans les Lettres. Rappeler au lecteur que Baudelaire s’est un jour teint les cheveux ou la moustache en vert, c’est bien gentil. Et c’est même peut-être très signifiant. Mais cette provocation ne mérite d’être retenue que parce que c’est le même garçon qui a défendu Delacroix ou Wagner et qui a écrit les « Tableaux parisiens ». C’est intéressant, le gilet rouge de Gautier lors de la première d’Hernani, mais la véritable provocation, c’était la pièce de Hugo. Le génie de Musset ou de Verlaine n’est pas à chercher dans les verres d’absinthe qu’ils ont pu avaler, mais dans les vers qu’ils ont écrits. Nous avons donc là une magnifique collection d’anecdotes, mais gare à celui qui prendra ces anecdotes pour des exemples.


Certains « bons mots » cités ont toutefois le mérite, par leur superficialité même, de nous montrer qu’on était déjà aussi bête, sur certains sujets, il y a un siècle et demi qu’on peut l’être aujourd’hui. Cf. cette déclaration d’Alphonse Karr (ou au moins attribuée à) : « Les États-Unis forment un pays qui est passé directement de la barbarie à la décadence sans jamais connaître la civilisation. » With all due respect, on peut gager aujourd’hui que des écrivains tels que Philip Roth ou Saul Bellow resteront un peu plus longtemps dans la mémoire du monde que le Gaulois Alphonse Karr. 

Où il est prouvé, une fois encore, que l’on ne saurait être impertinent sans être d’abord pertinent.


FAL


Olivier Apert & François Boddaert, Éloge de la Provocation dans les Lettres & au Dix-Neuvième Siècle, Obsidiane, 2013, 15€

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