Georges Borgeaud, l’amour à rebours

Une blessure à vie, sans aucun doute possible, que celle de naître enfant naturel ! Surtout à l’époque où cela s’est produit. Comment l’accepter, en transférer la marque indélébile sur ce qui peut sinon l’effacer, du moins l’amoindrir ? Une question traverse l’existence de Georges Borgeaud (1914-1998), celle de l’origine. Elle  hante son cœur autant que son esprit ! Pour lui l’écriture sera une manière de thérapie, une possible catharsis. La main docile devient comme le relais de la tête insoumise. Exercice d’exorcisme difficile s’il en est. Ecrire certes sur son pays aimé, la Suisse, plus précisément le Valais. Ecrire à d’autres écrivains et non des moindres, Cendrars, Claudel, Supervielle, Tardieu, Chessex. Ecrire encore, à des amis, à un ami, Charles-Albert Cingria, un compatriote, écrivain comme lui, musicien de surcroît. Ecrire enfin et surtout à une femme à qui il doit de vivre et qui lui a enlevé le droit de vivre avec elle, du moins le droit d’être porteur de ce sentiment intime, unique, indivisible, qui est d’avoir à soi l’affection d’une mère et dans un retour légitime, de lui renvoyer cette part de soi qu’elle attend de son enfant. Vivre un amour à rebours, en somme.

 

Echanges en principe ouverts, lettres du simple quotidien, désir de combler par la page remplie de mots le vide laissé par la défaillance, la distance, l’indifférence. L’enfance privée de reconnaissance se noue autour de sa souffrance. Aux termes délicatesse, caresse et tendresse que le fils n’entend pas murmurer près de lui répondent les écrits qui résonnent d’éloignement et de déchirement. Mais avec pudeur, discrétion, élégance presque, pour mieux cacher ce qu’on expose. De  l’âge de 9 ans à celui de 84, Borgeaud écrit à cette correspondante sans cesse présente et toujours absente. La première lettre est émouvante de simplicité et d’élan spontané. Au fil du temps, le ton évolue. Derrière les détails plus prosaïques se dessinent les réflexions davantage poétiques. La lettre du 26 novembre 1933 est comme le renvoi silencieux de ce cri jeté sans cesse mais qui attend toujours sa réponse : « Puisque mes lettres te donnent de la joie…». Invention, réalité, sublimation ? Retour de soi-même à soi-même. On comprend le drame qui se joue: « Je suis anxieux de ne rien recevoir de toi » !

 

De lettre en lettre, deux vies se déroulent en parallèle. Malgré cette immense correspondance, nous n’avons qu’une lecture de ce dialogue signée par l’un des acteurs. Nous ne disposons de l’autre face que par ricochet, en creux, en ombre, envoyée par un partenaire invisible, ce qui fait qu’il faut deviner la réponse, si elle existe. Epreuve et contre épreuve, comme l’estampe seconde tirée sur l’estampe initiale, quand tout s’inverse. Le portrait de celle qui est destinataire de ce surabondant attachement de l’expéditeur apparaît en filigrane, net et indistinct à la fois. Il faut lever à hauteur d’yeux le texte, le lire par transparence pour en voir les contours. Double culpabilité, partage équitable du détachement ? Le début de la lettre datée du 1er mai 1948 éclaire-t-il ce tête-à-tête douloureux ? « Je suis un peu honteux d’être resté si longtemps sans te donner des nouvelles… ». Ailleurs : «…tu me dois encore une lettre, et non moi… ». La lettre du 7 avril 1956 serait-elle un verdict, une conclusion, un ultime appel: « Ta lettre est malheureusement pleine de mécontentement…». La suite de cette seule lettre est un terrible réquisitoire qui est moins un dernier cri qu’une manière de pardon offert d’avance. 

 

648 missives accompagnent la vie de leur auteur. Afin de leur fournir un cadre d’authenticité, figurent des noms de villes et de personnes. Des lettres conjuguées au passé, au futur, au conditionnel. Les temps de ce qui a été, de ce qui passe, de ce qui aurait pu être. Outre cette correspondance, ce livre illustré par des photographies retrace en contrepoint la vie de Borgeaud. L’auteur de Le Voyage à l’étranger (Prix Renaudot en 1974) et de Le Soleil sur Aubiac (Prix Médicis de l’essai en 1986) a un style très personnel qui le faire apparaître sous différentes facettes - l’humoriste, le promeneur, l’homme que tout enchante - soulignant sa sensibilité et ses fantaisies, dévoilant cette part de solitude enfin qui est seule sienne.

 

Entre Paris où il vivait heureux et son pays où il l’était tout autant, Borgeaud a traversé sa vie en pratiquant « une sorte de paresse dont Ramuz* disait qu'elle est une forme de la contemplation ». Il faut replacer ici à la suite de cette juste sentence le portrait que fait J. Garcin dans Le dictionnaire, Littérature Française contemporaine : « Il n'a livré aucun message, défendu aucune doctrine, ne s'est astreint qu'à de rares disciplines dont il respectait la nécessité, particulièrement dans ses écritures et encore il ne fut pas assez sévère à ce propos. Sans grande ambition, quelques lauriers ont glissé sur son front sans qu'ils lui remontent à la tête, bien trop intimidé qu'il fut par les énigmes superbes et terribles du monde et par sa propre existence. Les fleurs qu'on lui jeta au fond du trou, réelles ou rhétoriques, ont été, avant la nuit définitive, ce que les vivants ont pu écouter sur quelqu'un dont la vanité avait disparu avec lui ».

                         

Lire Borgeaud, c’est « être assuré de renaître à la vie avec certitude et entrain, car si le monde est là, à portée de nos yeux, le vrai mérite de cet écrivain est de nous apprendre à le regarder pour mieux savourer le bonheur d’exister. » note avec finesse Christine Arquembourg. Cet ouvrage vient en contrepoint en éclairer l’autre face. 

 

Dominique Vergnon

* Charles Ferdinand Ramuz (1878 – 1947) est un écrivain et poète suisse.

 

Présentation et annotation de Stéphanie Cudré-Mauroux et Christophe Gence, Georges Borgeaud, lettres à ma mère, 1923-1978, La Bibliothèque des arts, 12x19, 5 cm, 800 pages, 60 illustrations, février 2015, 25 euros

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