Les Mogin, un trio de choix

Haut les cœurs !  disais-tu. Norge, ô grand chêne ! Ton amitié s’est mêlée à ma vie.

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Dans une encore toute récente de ses chroniques au Salon littéraire et présentant les Flandrin, Dominique Vergnon écrivait : Transmission de savoirs, émulation réciproque et influences croisées, travaux communs et passions partagées, elles ne manquent pas les familles d’artistes dont les noms ont traversé le temps. On pense aux Limbourg, aux Bassano, aux Brueghel, aux Carrache, aux Gentileschi, aux Le Nain, plus récemment aux Renoir et aux Pissarro.
Au XIXe, à côté des Bonheur, il y a les Flandrin, une trinité qui s’unit sous un nom unique. Les trois frères sont aussi doués l’un que l’autre, les prénoms vont les distinguer : Auguste (1804-1842), Hippolyte (1809-1864), Paul (1811-1902).
Il écrit encore : Chez ce triumvirat, selon le mot d’Ingres, règne une véritable sensibilité spirituelle.
 
Ce qui m'a fait aussitôt songer à un autre triumvirat, plus récent, d'un autre genre, car celui-là non plus de peintres mais de poètes du XXe que l'on n'a cependant jusque-là pas encore assez rapprochés en mémoire de la familière parenté triangulaire qui les lia, et créa entre eux, forcément - quoique chacun autonome en leur œuvre - une forme d'alliance, de coalition d'esprit, forte et tout à fait originale.
Il s'agit de Georges Mogin, alias Géo Norge 1898-1990, de sa bru Lucienne Desnoues, née Dietsch, 1921-2004, et de son fils Jean Mogin 1921-1986.

Nul doute que, non Georges Mogin lui-même, mais Norge le poète, fut un père spirituel pour le jeune couple, sans pour cela incarner un modèle à suivre au moment d'entrer, tous deux encore jeunes, en poésie.
Aussi, Lucienne et Jean avaient – on les comprend ! – une même fervente et haute admiration pour, tout à la fois, son talent et son esprit, sa verve et sa métaphysique personnelle. Moins pour l'homme lui-même, ce qui est une autre histoire, en rien littéraire.
Et à son décès, en 1990, c'est Lucienne qui, ayant tout d'un coup par là charge d'œuvre, entreprit d'établir avec soin et de faire publier Les hauts cris aux éditions Éoliennes, premier recueil posthume composé alors d'encore tout récents inédits.
Jean, quant à lui – cela était évident en sa vie, et le reste à jamais en son œuvre – avait hérité de ce père extraordinaire le sens inné du théâtre et en particulier celui de la comédie, de la farce, le goût de la langue verte, de l'irrévérence envers tout ce qui ferme et obstrue, y compris et en tout premier lieu en poésie.

Jean Mogin fut le premier du trio à "partir". Quatre ans avant son père, le 7 avril 1986, à soixante-six ans seulement, dix-huit avant sa chère Lucienne adorée qui s'en trouva anéantie, ne pouvant même plus, pour tout un temps, écrire un seul vers qui vaille, bloquée.
Drame familial, tragédie, dont Le stupéfait, l'ultime recueil publié du vivant de Norge, en 1988 – deux ans avant son décès – porte le stigmate ouvert dès le titre ; tandis que Dans l'éclair d'une truite, celui-là chef-d'œuvre de Lucienne, publié au Manoir de Pron, chez Gérard Oberlé, en est directement et totalement inspiré pour tenter d'en surmonter, en authentique et puissant guerrier spirituel qu'elle était, l'irréductible blessure à tout jamais restée à vif en elle, profondément.

Maintenant, qui écrira une biographie de Norge ? me demandai-je en d'autres temps. Et je me souviens qu'à ce propos Lucienne m'avait confié – avec de graves sous-entendus – que seuls Jean et elle savaient vraiment qui il était. Sans jamais plus m'en dire davantage, parfaite discrétion de sa part qui l'honore.
Puis, quelques années plus tard encore, j'espérai davantage, et espère toujours : Qui composera un Pour saluer Desnoues ?, renchérissant finalement de la sorte dans une page d'échange épistolaire en commentaire à ce sujet : Mais le nec plus ultra ne serait-il pas - double, que dis-je, triple ! et alors très unique aussi en cela - que paraisse un Pour saluer les Mogin, dans lequel Norge trouverait, de droit, la place centrale qui lui revient entre sa bru Lucienne et son fils Jean ; parce que, entre nous, quel trio de choix ; oui, sans doute de qualité unique dans toute l'histoire de la poésie française ! Qui l'écrira, aujourd'hui, ce "triptyque" ?


 

André Lombard
 

Daniel Laroche, Une chanson bonne à mâcher. Vie et œuvre de Norge, préface de Pierre Piret, Presses Universitaires de Louvain, 2019, 266 p.-, 21,50 €

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