Jean-Michel Guenassia, Le Club des Incorrigibles Optimistes

A la rentrée de 2009, Le Club des Incorrigibles Optimistes de Jean-Michel Guenassia obtenait le prix Goncourt des lycéens. Loin des entretiens et des articles qui lui furent consacrés, nous avons lu ce livre dont le thème principal est la trahison. Pas un personnage du roman qui ne trahisse quelque chose ou quelqu’un à un moment donné, que ce soit une famille, des enfants pour sauver sa peau, un idéal pour un frère, une vocation pour un amour. Même le héros, Michel Marini, le narrateur trahit ses amis pour une vérité. Une fresque de composition subtile, construite en strates réflectives dans une stupéfiante clarté de langage. Des rebondissements rocambolesques qui débutent au cimetière.


« Aujourd’hui, on enterre un écrivain. Comme une dernière manifestation. Une foule inattendue, silencieuse, respectueuse et anarchique bloque les rues et les boulevards autour du cimetière Montparnasse. Combien sont-ils ? Trente mille ? Cinquante mille ? Moins ? Plus ? On a beau dire, c’est important d’avoir du monde à son enterrement. Si on lui avait dit qu’il y aurait une telle cohue, il ne l’aurait pas cru. Ça l’aurait fait rire. Cette question ne devait pas beaucoup le préoccuper. Il s’attendait à être enterré à la sauvette avec douze fidèles, pas avec les honneurs d’un Hugo ou d’un Tolstoï. Jamais dans ce demi-siècle, on n’avait vu autant de monde pour accompagner un intellectuel. À croire qu’il était indispensable ou faisait l’unanimité. Pourquoi sont-ils là, eux ? Pour ce qu’ils connaissent de lui, ils n’auraient pas dû venir. Quelle absurdité de rendre hommage à un homme qui s’est trompé sur tout ou presque, fourvoyé avec constance et mis son talent à défendre l’indéfendable avec conviction. Ils auraient mieux fait d’aller aux obsèques de ceux qui avaient raison, qu’il avait méprisés et descendus en flammes. Pour eux, personne ne s’est déplacé. »


Avec, en outre, la rencontre d’un ancien ami, le ton est placé. On retourne vingt ans en arrière et voit se dérouler la chronique familiale – Marini du côté italien et Delaunay pour les bourges – entrelacée à celle des héros réfugiés : Tibor, Leonid, Imre, Pavel, Igor, Sacha et les autres apprennent à Michel les nuances politiques, les échecs et une vision acquise par l’expérience


« Il y a un principe fondamental de survie sur cette terre. Si tu avais vécu de l’autre côté, il serait vissé au fond de ton crâne : ne jamais faire confiance ! À personne ! Tu m’entends ? C’est un mot meurtrier. Il a tué des milliers de couillons dans ton genre. »


Féru de lecture, le narrateur, comme tout adolescent, s’interroge sur beaucoup de choses de la vie. Lors de promenades dans les musées, son grand-père Enzo lui fait découvrir les arts et résout les questions existentielles qui le tracassent.


« Lire et aimer le roman d’un salaud n’est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c’est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal. Je n’ai pas envie de serrer la main d’Hergé mais j’aime Tintin. Et puis, es-tu toi-même irréprochable ? » Même si cette position se discute, elle suffit amplement au narrateur.

La fréquentation de son ami Pierre apportera d’autres questions car celui-ci prône l’interdiction de se reproduire pour la plupart des humains vu la situation catastrophique dans laquelle ils ont mis le monde. Il invente une nouvelle doctrine pour étayer sa vision personnelle.

« D’après ses explications enfiévrées, nos maux venaient de la démocratie et des méfaits causés par le droit de vote accordé à la multitude des imbéciles. Il voulait remplacer la république de la masse par celle des sages. Il faudrait supprimer les libertés individuelles pour les remplacer par un ordre collectif où seuls les plus compétents et les plus instruits pourraient décider de l’avenir de la société. Il comptait sur le temps libre qu’il aurait en Algérie pour écrire un livre majeur et fondateur sur la question. Il profiterait de son incorporation pour tenter de trouver une alternative à l’élimination physique des opposants. Il sentait qu’il y aurait une difficulté à atteindre ses objectifs sans devenir un nouveau Staline. »

Appelé pour aller se battre en Algérie contre son gré, il fait contre mauvaise fortune bon cœur. Michel, quant à lui, reste lucide et réfléchit tout au long du roman. On pourrait peut être reprocher à l’auteur l’absence d’un développement psychologique de son personnage principal qui apparaît d’un bloc d’un bout à l’autre. Mais, ce serait une injustice car ce léger défaut est amplement compensé par la faculté d’écoute du héros et sa profonde réflexion devant chaque épisode de ces années avant l’obtention de son bac.

Franck, le frère aîné de Michel, au contraire de son meilleur ami, s’est inscrit dans une cellule communiste et devance l’appel. Les adieux se font autour d’un repas car on mange bien chez Guenassia. 

« Il m’a invité au Volcan, un petit restaurant grec où la patronne cuisinait comme à Salonique. On est allés dans la cuisine, on a soulevé les couvercles et on a choisi au fumet. Ça sentait les aubergines, les courgettes et les poivrons mijotés avec des oignons confits, du cumin et du laurier. Ce soir-là, Franck m’a raconté l’histoire de notre famille, la rencontre de nos parents, la guerre, sa naissance, leur séparation durant cinq ans, leurs retrouvailles et leur mariage forcé. Il avait besoin de vider son sac. Je n’ai pas ouvert la bouche. Les enfants ne connaissent pas la vie de leurs parents. Quand ils sont jeunes, il n’y pensent pas parce que le monde a commencé avec eux. Leurs parents n’ont pas d’histoire et ont la mauvaise habitude de ne parler aux enfants que de l’avenir, jamais du passé. C’est une grave erreur. Quand ils ne le font pas, ils restent toujours comme un trou béant. » 

Franck explique à sa façon le passé de ses parents et la haine supposée de sa mère à son égard. Quand il sera parti de l’autre côté de la Méditerranée, sa mère, intransigeante à l’extrême sur bien des points, éprouvera du chagrin, ce qu’il ne saura jamais.

Entre-temps, Michel fait la connaissance des émigrés de l’Est ayant fui le communisme ou le bolchévisme, des Hongrois, des Russes, des Roumains… empreints de mystères personnels possédant en commun le talent de discuter de tout et de rien et de transformer chaque prise de position en palabres fougueuses racontées avec verve par l’auteur non sans humour. Ainsi lorsqu’après plusieurs semaines, un amnésique recouvre soudainement la mémoire. 

« De petits groupes discutaient avec véhémence. Deux camps s’opposaient : les mystiques qui y voyaient une intervention divine et les mécréants qui ne constataient qu’un mystère de plus du corps humain. Cette guérison inexplicable relevait-elle du surnaturel ? Ou était-ce la preuve flagrante de notre ignorance ? Existait-il un matérialisme physique, voire corporel, comme il existait un matérialisme historique ? Le ton montait. On se coupait la parole. On s’excitait. Les uns et les autres n’étaient pas à court d’arguments et d’exemples édifiants. Il était triste de constater qu’aucune de ces brillantes démonstrations n’avaient d’efficacité. Notre incapacité à convaincre l’autre est la preuve absolue de l’utilité, en fonction de nos moyens, de l’insulte pleine de mépris, du coup de poing, du couteau affilé, du pistolet automatique, du bâton de dynamite relié à un détonateur ou du porte-avion nucléaire. Nos malheurs ont une seule cause : nos opinions sont sacrées. Ceux qui refusent de changer d’avis sont des imbéciles et ceux qui se laissent convaincre aussi. » 

Est-ce le narrateur ou l’auteur qui émet ces opinions dont se truffent les pages. On peut être d’accord ou pas, mais on cogite. Qu’importe que ce soit Michel, l’auteur ou le narrateur qui nous confie ces questions déguisées en réponses. Elles se succèdent d’abondance et lardent les anecdotes de théories toutes plus fumeuses les unes que les autres.

Michel grandit à cheval sur plusieurs mondes. Le familial, divisé en ouvriers du côté paternel et en bourgeois du côté maternel et des frictions qui s’ensuivent ; le scolaire, avec les colles, les maths incompréhensibles, les copains et copines, les parties de baby-foot ; la politique, avec ses amis du Club. Toutefois, Michel reste enfant et se bat contre les adultes avec les moyens du bord. Le concierge lui est-il désagréable de façon intolérable ? Qu’à cela ne tienne, il se venge : « À chaque fois que j’apercevais une merde de chien, je marchais exprès dedans puis je m’essuyais la semelle sur son paillasson. » Ces enfantillages – nauséabonds on s’en doute – ne l’empêchent nullement de  philosopher sur les relations humaines et, évidemment, la littérature : 

« Les grands romanciers ont constaté que, si les femmes obtiennent des hommes des serments absolus, la plupart du temps, les hommes sont parjures. Les uns et les autres ne leur accordent pas la même valeur. Cette trahison occupe la deuxième partie de l’histoire. Ceux qui se débrouillent bien ont de quoi faire un deuxième tome. Peut-être que la nouveauté dans le roman moderne, miroir de son époque, est d’avoir permis aux femmes de se renier elles aussi, de trahir comme les hommes et de devenir solitaires.

C’est probablement l’amour de la lecture chez Michel qui prime. Le lecteur s’identifie sans problème ou hésitation avec une facilité surprenante à ce narrateur qui lit sans cesse même en marchant, et fréquente la bibliothèque avec assiduité. 

« Je ne connaissais ni le titre ni l’auteur de ce roman. Je l’ai feuilleté et je me suis arrêté au hasard sur un paragraphe. J’ai lu trois fois dix lignes à cinquante pages d’intervalle. Il y a dans la lecture quelque chose qui relève de l’irrationnel. Avant d’avoir lu, on devine tout de suite si on va aimer ou pas. On hume, on flaire le livre, on se demande si ça vaut la peine de passer du temps en sa compagnie. C’est l’alchimie invisible des signes tracés sur une feuille qui s’impriment dans notre cerveau. Un livre, c’est un être vivant. Les gens, rien qu’à les voir, vous savez si vous serez leur ami. »

Il est de bon ton de prétendre ne pas sortir indemne d’un ouvrage, d’un roman ; une sorte de tendance de la critique. Pour notre part, nous sommes sorties enrichies de cette lecture, ravies, déçues d’avoir terminé les sept cent cinquante pages aussi rapidement, car nous étions scotchées. La vie de Michel, de sa famille, ses amis et les réfugiés de l’Est au bar du Balto à Denfert-Rochereau, la guerre d’Algérie et la Russie stalinienne nous a entrainées dans le tourbillon de la narration. Tous les personnages possèdent une théorie pour ne pas dire une philosophie, ce qui rend la lecture captivante. Un roman parfait ? Non, captivant ! Et en ce qui nous concerne, nous lui pardonnons facilement quelques futiles anachronismes.



Murielle Lucie Clément


Jean-Michel Guenassia, Le Club des Incorrigibles Optimistes, Albin Michel, 2009

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