Sagan et son thuriféraire

Expliquons tout d'abord ce titre, puisqu'il paraît qu'il faut un titre. « Thuriféraire » n'est pas, comme le croient les sots, péjoratif. Un porteur d'encens ou quelqu'un qui encense une autre personne, voire qui vénère une divinité, n'est pas un valet mais un être aimant : c'est toute la différence qu'il y a entre un laquais et un Ruy Blas.


Pascal Louvrier, dont on a reconnu le talent, notamment pour son « Georges Bataille, la fascination du mal », n'en est pas à son coup d'essai. Cette fois, c'est à Françoise Sagan qu'il voue un culte et, après l'avoir accompagné sur quelque deux cents pages, nous constatons qu'il a raison : Sagan est plus grande qu'on ne pensait. On s'en doutait un peu, mais la taille modeste de son cercueil, les balbutiements qu'elle nous infligeait lorsqu'elle parlait, sa marionnette sur Canal+ et son éternel habit de poupée chiffonnée auraient pu nous faire accroire qu'elle était falote. Il n'en est rien. Compagne de nos nuits dans les boîtes du même nom, compagne de nos lectures dans notre plumard, cette plumitive, en fin de compte, n'en fut pas une. (Les curieuses iront voir l'origine du mot « falot » dans les dictionnaires. Pour moi, c'est le Littré, bien sûr ; mais le Larousse, lui, consent à nous donner l'origine de ce mot).


Sagan n'a donc pas été n'importe qui, ni n'a écrit n'importe quoi. Le talent de M. Louvrier consiste à nous faire réviser notre jugement avec douceur, avec des insinuations et des subtilités dont il a le secret. Ainsi, nous ignorions que Sagan était généreuse ; qu'elle avait écrit des dissertations pour ses camarades de classe (un inédit heureux, que les éditions Hugo & Cie ont l'intelligence de reproduire en fin de volume) ; qu'elle avait soutenu activement le réseau Jeanson durant la guerre d'Algérie et participé au manifeste des 121 ; qu'elle a terriblement souffert à la fin de sa vie mais fut aidée par un autre réseau, celui de ses amis.


Écrivain, remarquable conteuse, Sagan est une fine mouche. Son trait est vif, précis, empreint d'alacrité. Rapide, redoutable bretteuse, elle pique et touche à chaque fois. Le « grand public » (qu'est-ce donc ?) ne s'y est pas trompé, qui lui fit un succès immense : encensée dès son premier roman, Bonjour tristesse, dont nous apprenons qu'il fut mis à l'index par le Vatican, elle fut traduite en une quarantaine de langues et certains de ses titres lui permirent, avant 2000, un train de vie fastueux. Elle aura écouté Billie Holiday « dans un rade paumé du Connecticut », aura rencontré Tennesse Williams, aura vu se tuer nombre de ses amis : « On s'est pas mal flingué dans l'entourage de Sagan. Comme si vivre dans l'orbe de l'écrivain rendait la défaillance du corps tellement insupportable qu'il fallait l'anticiper. Pas de plan de retraite. Foutaise ! Un cocktail prohibé et on tire sa révérence. » Ce côté risque-tout, « chat aux aguets» brûleur de vie par les deux bouts, est sans doute la marque de fabrique de Sagan, ce qui insidieusement nous rapproche d'elle : elle sut se perdre.

La grâce de cette biographie est de l'avoir retrouvée.


Au passage, deux remarques, oh certes humbles et de peu de poids, mais que l'honnêteté intellectuelle, peut-être, nous oblige à dire : tout d'abord, il est regrettable qu'un si beau livre, écrit sans jargon, d'un style alerte qui jamais n'ennuie, qui au contraire nous captive et nous force à lire vite, avec envie, parfois même avec délectation, soit affecté de quelques fautes de frappe et même de fautes de grammaire. Nous ne dirons jamais assez qu'un éditeur digne de ce nom doit s'assurer les services d'un correcteur, muni d'une gomme, ou d'une correctrice, pourvue d'un martinet.


Ensuite, et je m'autoriserai - surtout si l'on ne m'y autorise pas ! - une remarque personnelle : je me suis demandé ce qui nous poussait parfois, nous autres écrivains, à nous consacrer à un autre auteur, de préférence admirable et grand : volonté de rendre justice à une œuvre injustement oubliée ou insuffisamment connue ? Besoin de vénérer et de se soumettre, pour donner raison à La Boétie et à Sade ? Désir de nous identifier à quelque grande figure ? Ressemblance imaginaire ou réelle avec l'humain dont nous faisons la biographie ou dont nous tentons, assidûment, d'évaluer les écrits ? Dans ce dernier cas, j'avoue que j'ai un doute : je ne sache pas que Laure Adler ressemble à Marguerite Duras, ni Pierre Assouline à Hergé, ni que je ressemble à Jean Cocteau ; et je doute fort que Pascal Louvrier ressemble beaucoup à Françoise Quoirez, dite Sagan.

Non, certes non, et je proposerai ici une autre voie : ce qui nous unit à l'être étudié, à l'œuvre aimée, à l'être aimé donc et à l'œuvre étudiée, c'est l'amitié. Une amitié au-delà du temps et de l'espace. Ainsi, le beau livre de Pascal Louvrier, avec amitié, nous fait partager un cœur, celui que Sagan, dans son dernier titre, croit perdu.


Bertrand du Chambon


Pascal Louvrier, Sagan, un chagrin immobile, éditions Hugo & Doc, mai 2012, 217 pages. 17,95 €.

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