"Les maux des mots" ou les abus redoutables d’une novlangue française

Les mots sans les choses


Dans les Maux des mots, Colo Tavernier O’Hagan dénonce les abus redoutables d’une novlangue française, mais il ne serait pas mauvais qu’elle rationalisât un peu son indignation. Même si le mot rationalisation est sur sa liste noire.


Scénariste de son état, Colo Tavernier O’Hagan ne nie pas que les mots puissent entretenir des rapports étroits avec les images, mais elle n’accepte pas pour autant cette manière qu’ils ont souvent de s’assembler pour former des clichés. Rien de bien nouveau à vrai dire — les clichés existaient longtemps avant que le mot cliché n’existe, et les barbarismes aussi —, mais les moyens de communication contemporains donnent à ces très stériles créations une diffusion ahurissante. Nous n’avons vu pour l’instant que de très brefs extraits de la Palme d’Or du dernier Festival de Cannes, mais quand, dans l’un d’entre eux, nous entendons Léa Seydoux asséner, souveraine et sans la moindre ironie, un « J’adhère complètement », il nous vient une envie de lui faire manger ses cheveux bleus. Ou de nous faire lacanien : la Vie d’Adèle ou la Vide Adèle ?


Pour régler son compte à ces aberrations, dont elle a établi une liste qui, de son propre aveu, est loin d’être exhaustive, Colo Tavernier O’Hagan nous propose toute une série de vignettes qui sont comme autant de petits contes où les mots ou expressions étudiés se présentent comme autant de personnages. Voici l’histoire de la prise de pouvoir par AU FINAL et de la déconfiture de FINALEMENT. Ou celle de la disparition de RUMEUR quand BUZZ est entré dans la ville. Voici le constat d’huissier attestant la transmutation possible de l’adjectif COMMERCIAL en nom : on dit maintenant UN COMMERCIAL. Voici l’avis de décès de NE, poignardé dans le dos par PAS ou PLUS, ses propres valets. On sait plus, de nos jours, employer correctement la forme négative.


Ces Maux des mots ont donc dans leur principe de quoi réjouir tous les amoureux de la langue. Mais ils laisseront pourtant sur leur faim ou agaceront une partie des lecteurs, dans la mesure où Colo Tavernier O’Hagan est un médecin un peu paresseux. Ces maux, elle les constate et les dénonce, mais son travail se limite à la description des symptômes. Elle note qu’il existe désormais des maisons IMPROBABLES là où il y avait jadis des maisons INSOLITES, mais ne va guère plus loin. Bien évidemment, il serait absurde de lui reprocher de ne pas avoir écrit un autre livre que celui qu’elle a choisi d’écrire, mais il semble que la consultation d’un bon dictionnaire n’aurait pas nui à ses affaires et lui aurait permis d’éviter quelques erreurs ou lacunes. Pourquoi semble-t-elle attribuer à Proust l’introduction du mot PROCRASTINATION dans la langue française, alors que le bon vieux Sainte-Beuve l’avait employé bien avant lui et que la première occurrence remonte, de toute façon, au XVIe siècle ? Pourquoi présenter la redondance AU JOUR D’AUJOURD’HUI comme un vice de notre époque, alors qu’elle est depuis longtemps ancrée au fin fond de nos campagnes et qu’elle n’est, à la vérité, que redondance de redondance, puisque HUI signifiait déjà, à lui tout seul, AUJOURD’HUI ? Pinaillage de spécialistes ? Non : la vie des mots n’est intéressante que si elle est envisagée comme un reflet de la vie des hommes et l’histoire des uns et des autres forme un tout. Cette prolifération récente de l’adjectif IMPROBABLE dont nous parlions, n’est-elle pas le signe d’un grand manque de foi en l’avenir chez nos contemporains ? Ce remplacement du mot VIEUX par SENIOR n’est-il pas dû, entre autres, à l’augmentation de la longévité moyenne dans les pays occidentaux ? Pour être honnête, Colo Tavernier O’Hagan fait un peu ce travail d’investigation sur deux ou trois mots, mais ceux-ci sont des mots qui, tel ENFANT, renvoient directement, par leur sens même, au passage du temps, et il conviendrait de s’interroger sur des termes en apparence plus neutres : on aimerait bien savoir comment et pourquoi le mot SPLEEN, importé en français au XVIIIe siècle (bien avant que Baudelaire n’en fasse son jingle), dut un jour céder la place à CAFARD ou à BLUES… Et si l’ouvrage contient une introduction et deux ou trois chapitres de conclusion qui entendent traiter frontalement de la vie et de la mort des mots, ces pages sont beaucoup trop abstraites pour retenir ou éveiller vraiment notre attention. Plus grave encore, il n’est pas sûr que ce pamphlet contre les clichés soit lui-même à l’abri du mal qu’il dénonce : peut-on, décemment, écrire que tel projet va « droit dans le mur » quand on entend défendre un certaine pureté classique ?


L’ensemble est donc, comme disent les Anglais, half-baked. Ou pour dire les choses autrement, à la manière de Léa Seydoux, on voudrait bien y adhérer, mais on ne saurait y adhérer complètement.


FAL


Colo Tavernier O’Hagan, Les Maux des mots, Plon, juin 2013, 12,90€

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