Relire l’histoire soviétique : "De Lénine à Gagarine" d’Alexandre Sumpf

Présenté par son éditeur comme "la première histoire sociale de l’URSS", cet ouvrage est comparable à La formation du système soviétique de Moshe Lewin (recensé ici) par son optique qui privilégie les phénomènes sociaux concrets, en montrant le décalage entre eux et les normes imposées d’en haut. Qu’il s’agisse d’étudier l’identité de "l’homme soviétique", la gestion de l’économie, la culture ou les mythes promus par le pouvoir, l’auteur analyse les données dont il dispose en soulignant la différence entre les objectifs des gouvernants et les résultats obtenus, et en mettant constamment en relief l’idée que la politique, les stratégies et l’idéologie soviétiques ont varié au fil des années, de même que l’état d’esprit des diverses couches de la population.


L’intérêt du livre tient avant tout à son souci de précision, particulièrement fertile lorsque Sumpf se penche sur le domaine de la vie courante (placée sous le signe d’une pénurie plus ou moins sévère) ou de la religion. Ses explications sur l’économie parallèle, mafieuse, sous le régime soviétiques sont très éclairantes. En revanche, on reste dubitatif en lisant les chapitres comprenant des statistiques officielles, puisqu’en URSS, elles étaient le plus souvent falsifiées (ce que l’auteur lui-même n’ignore pas) : comment adhérer à des conclusions fondées sur des données douteuses ?


Un autre point faible de l’ouvrage apparaît dans les chapitres où il est question de la façon dont le pouvoir soviétique gérait les arts et les lettres. Sumpf présente, par exemple, la condamnation de quatre films, dont Ivan le Terrible d’Eisenstein,  en 1946, comme complètement inattendue et inimaginable, "s’agissant de cinéastes reconnus ayant reçu récemment le prestigieux prix Staline" (p. 550), et en tire la conclusion que « le choix des cibles » était « aléatoire ». C’est ignorer à la fois les problèmes de censure et de pressions d’en haut qu’Eisenstein et les autres cinéastes importants de l’époque rencontraient constamment depuis le milieu des années 1920, et la stratégie consistant à maintenir les artistes dans une angoisse permanente, en alternant récompenses et punitions, pour les rendre dociles. Considérant comme "peu fécond" le "débat création/oppression" (p. 680), Sumpf a tendance à négliger constamment, lorsqu’il analyse la vie culturelle soviétique, la différence radicale entre "le marché de l’art et de la culture" sous un régime totalitaire et sous un régime démocratique. Quoiqu’il cite en passant Anna Akhmatova qui comparait l’époque soviétique "à celle d’avant Gutenberg" (p. 700), il n’en minimise pas moins, tout au long de ses commentaires à propos de faits artistiques et culturels, l’oppression qui régissait sous diverses formes ce domaine de la vie soviétique. Il en ressort une vision d’ensemble propre à faire se retourner dans leurs tombes les artistes et les écrivains victimes du régime. Faut-il rappeler au lecteur ce qu’écrivait Nadejda Mandelstam au début des années 1970, au sujet de la façon dont la vie culturelle était gérée en URSS depuis les années 20 ? "Mandelstam disait toujours qu’ 'ils' savaient ce qu’ils faisaient : on ne détruisait pas seulement l’homme, mais aussi la pensée." (Contre tout espoir, volume I, p. 377.) Et à propos de l’avenir qu’aurait eu Ossip s’il avait survécu ? « En fin de compte, lui aussi aurait cédé à la peur, contaminé par moi et par tout notre entourage, et lui aussi se serait transformé en une ombre. Pour un homme tel que lui, la mort était l’unique issue » (Contre tout espoir, volume II, p. 248.)

 

André Donte


Alexandre Sumpf, De Lénine à Gagarine, coll. « Folio histoire », éd. Gallimard, avril 2013, 944 pages, 14,50 euros    

Sur le même thème

1 commentaire

Merci pour ce très bon article.  Sumpf n'est pas le premier à faire de l'histoire sociale soviétique, outre Moshe Lewin, les travaux de Sheila Fitzpatrick ont fait date il y a déjà... 30 ou 40 ans ? Si ces travaux ont apporté un correctif nécessaire à la vision antérieure qui privilégiait l'histoire politique et idéologique, il est vrai qu'à l'inverse ils ont tendance à pêcher en minimisant le caractère intrinsèquement oppressif du régime soviétique. Le Parti communiste prétendant détenir la vérité historique, il ne pouvait supporter aucune parole authentiquement libre.