Un ratage comme en connaît peu l’histoire de la littérature française : le Journal littéraire de Paul Léautaud

J’avoue avoir longtemps rechigné à lire le célèbre Journal de Léautaud, ne serait-ce que dans sa version abrégée, environ dix fois plus courte que l’intégrale, parue pour la première fois en 1969 : la réputation du « concierge des lettres » me rebutait plutôt que de m’intriguer. Ayant fini par faire connaissance avec ce « choix de pages », je reste perplexe devant le mélange de qualités peu courantes et de défauts effarants qu’offre le personnage tel qu’il s’est raconté – car de fait, Léautaud n’a pas fait grand-chose d’autre que de se raconter, même au fil des portraits de contemporains qui émaillent son texte et qu’il présente sous un angle si franchement subjectif que le lecteur est tenté de ne rien en croire.

              Ainsi, si vous parcourez ce livre, par exemple, pour vous y documenter sur André Gide, vous l’y verrez d’abord dépeint comme une sorte de saint (Léautaud est sensible à la sincérité de Si le grain ne meurt), puis comme un imbécile (à l’époque où Gide s’entiche de l’URSS avant d’en déchanter, ce qui aggrave son cas au sens de P.L.), et pour finir, comme le raseur qui a eu le souhait incongru de revoir l’auteur avant de mourir – souhait qui toucherait quiconque sauf le diariste pour lequel c’est l’occasion de nous apprendre qu’en réalité, ils ne se connaissaient guère. Il en va à peu près de même quant à Apollinaire : quoiqu’il l’ait aidé à publier, Léautaud a de son personnage et de son talent une opinion qui oscille entre l’estime et le mépris, selon les périodes où il y songe et les détails qu’il se rappelle. Indépendamment de ses jugements, il ne nous fournit pratiquement rien qui puisse nous donner l’impression de côtoyer les personnages qu’il évoque, étant prodigieusement dépourvu d’attention pour quiconque à part lui-même, ses animaux et quelques auteurs défunts. Ces derniers ne sont pas non plus à l’abri de ses variations d’humeur et de jugement : même son idole entre toutes, Stendhal, finit par déchoir à ses yeux, pour avoir été trop porté à l’amour romantique (alors qu’au sens de Léautaud, aimer, c’est de la sottise, suivant sa logique très personnelle qui veut que seul l’égoïsme soit preuve d’intelligence). Il lui reproche, en outre, son « incohérence », sans s’apercevoir que lui-même pêche par là bien davantage que l’auteur des romans qui ont fini par lui paraître, après des décennies passées à les admirer, proprement insupportables.

           Quand il s’agit de parler exclusivement de lui-même, autrement dit de suivre sa pente sans plus faire l’effort de s’intéresser à autrui, Léautaud se dévoile sous l’aspect d’un homme convaincu de mériter la palme de l’intelligence, qui tient en toute candeur les femmes (en bloc) pour exclusivement bonnes à faire l’amour, et par ailleurs plus stupides que les bêtes, qui se targue de n’avoir jamais été dupe en matière de politique, mais reste convaincu que l’Occupation était préférable à la Libération et à ses suites, qui déclare se ficher de la postérité, en athée certain qu’il n’y a pas de vie posthume, mais se préoccupe douloureusement de l’éventualité de mourir sans qu’on découvre son cadavre avant plusieurs jours. Exposant ces idées, qu’il tient non seulement pour cohérentes, mais pour exemplaires en fait de lucidité, il vitupère au passage sur la « vermine d’enfants » de ses voisins (coupables de faire du bruit), sur la peinture et la musique, détestables à son sens, et même sur la littérature, la tenant en définitive, comme tous les autres arts, pour « de purs enfantillages », tandis que Balzac et Hugo, entre autres écrivains incomparablement plus doués que lui-même, lui font l’effet d’être carrément fous (p. 1100).

             Ces dernières réflexions de Léautaud seraient moins sidérantes si le Journal ne témoignait pas, depuis ses jeunes années, d’une vocation littéraire allant de pair avec un désintéressement complet, une modestie authentique concernant la valeur de ses livres, et une honnêteté intellectuelle totale. Avoir ces atouts et en arriver à fournir, en guise d’ouvrage majeur, un Journal qui donne en définitive fort piètre opinion de son auteur, c’est un ratage comme on en connaît peu dans l’histoire de la littérature française.

 

Paul Léautaud, Journal littéraire, choix de pages, coll. “Folio“, éd. Gallimard, juin 2013, 1312 pages, 14,50 euros    

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