Emmanuel Berl : « Ma vie ne ressemble pas à ma vie »

Dans une anthologie idéale des plus belles préfaces, on retrouverait en bonne place celle que Bernard de Fallois dédia, lors de sa première édition, au pavé que constituent les essais d’Emmanuel Berl. On n’en finirait pas de citer cette entrée en matière, tant elle adhère, sans prétendre les disséquer, aux paradoxes et aux inconnues du personnage.

Berl fut sans conteste cet « écrivain fantôme », omniprésent sur la scène intellectuelle française des années ‘20 à sa mort en 1976, aujourd’hui ingratement délaissé. De Fallois explique ce discrédit par l’impossibilité de classer Berl : « En somme, il fut un généraliste dans une époque où l’on ne faisait plus confiance qu’aux spécialistes, un libéral dans une époque où les passions partisanes et les fureurs idéologiques faisaient de l’intolérance une vertu, un modeste dans une époque où le vedettariat triomphait en littérature. Quand on a fini de dresser la liste de toutes les causes de l’injustice qui lui est faite et du silence qui l’entoure, on pense qu’il serait temps d’établir une autre liste, celle de ses atouts et des mérites qui lui vaudront peut-être une éclatante revanche. Et puis on se dit que ce n’est pas la peine : ce sont les mêmes. »

Berl généraliste ? À n’en pas douter, lorsque l’on considère l’étendue de sa culture et de ses curiosités. L’Europe (son histoire et ses perspectives), l’art, la littérature, la justice, la science, la cabale, l’époque… Pas un sujet qui ne titille l’intérêt de Berl, ne lui donne l’envie d’y voir clair, d’y mettre le grain de sel de sa lucidité, et ce, dans une constante revendication d’indépendance idéologique. Si Berl pouvait s’accommoder d’un compagnonnage, il ne fera jamais preuve d’allégeance envers quelque dogme que ce soit : « En tant qu’intellectuels, nous ne pouvons contracter avec un parti que des alliances, à toutes minutes révocables ; car nous ne pouvons en aucun cas considérer une doctrine comme définitive. Notre tâche est de prononcer toujours, sans jamais préjuger. […] Je ne travaille pour le compte d’aucun groupe, d’aucune famille, d’aucune classe, d’aucune caste. Il s’agit de savoir si, véritablement, on ne peut lutter contre un conformisme que pour instaurer un autre conformisme. Je ne le crois pas. Je crois à la possibilité de la critique, à la valeur du refus qu’oppose l’Esprit au monde. », écrivait-il à ce propos dans Mort de la morale bourgeoise en 1930.

Berl libéral ? Oui également, si l’acception de ce terme recouvre celle de savoir s’émanciper des cadres de pensée sclérosants, jusqu’à celui même de l’impératif de liberté… Berl, fidèle dans ses admirations, ses goûts et ses affinités électives, sera par contre moins indéfectible sur le plan de ses engagements, et toujours partant pour une rupture ou un pied de nez. Apprenant par exemple en 1931 que l’hebdomadaire Monde auquel il collabore régulièrement est stipendié par Moscou, il tourne définitivement le dos aux communistes, conservant néanmoins une estime sans faille à l’égard de « l’honnête homme » qui lui a révélé le pot aux roses, Maurice Thorez.

Libéral, Berl le sera à nouveau en se revendiquant pro-munichois, malgré sa déception a posteriori, et justifiera ce choix par son souci de vouloir, à n’importe quel prix, préserver la paix. Le quadragénaire se rappelait alors le jeune homme qu’il avait été, témoin dans les tranchées d’épisodes horribles dont il refusait de voir le retour. Même si elle ne déboucha sur aucun résultat concret, son intention n’était donc que louable et lui en faire grief relèverait d’un mauvais procès.

Plus déroutante et malaisée à juger bien sûr est la présence de Berl à Bordeaux en 1940, tandis que le gouvernement s’est replié et qu’il s’agit de rédiger les discours qu’un certain Philippe Pétain prononcera en ces jours cruciaux de juin. Recommandé par deux députés de gauche, Berl accède à la demande du ministre des Finances Bouthilier, et c’est à lui que l’on devra notamment cette fameuses formule du Maréchal : « Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. » Berl ne s’incrustera pourtant pas à Vichy et vivra l’Occupation en retrait, tout en maintenant, à partir de 1941, des contacts constants avec des groupes de résistants. Il ne sera pas inquiété au moment de l’épuration.

Il lui restera dès lors trois décennies pour tracer les lignes de fuite d’une œuvre commencée en 1923 avec un essai publié à compte d’auteur, Recherches sur la nature de l’amour, et prolongée par des pamphlets tels que Mort de la pensée bourgeoise (1929). C’est en effet après-guerre qu’il livrera son récit majeur, Sylvia (1952), mais aussi l’essentiel de ses articles et études.

Parcourir ces sept cents pages permet de se retrouver, comme l’indique le sous-titre, à la croisée du temps, des idées et des hommes. On y rencontre immanquablement son célèbre parent par alliance, Henri Bergson, dont Berl brossera un portrait intimiste et touchant ; Drieu la Rochelle, avec lequel il fonda la revue Les derniers jours et dont le suicide ouvrira une plaie béante dans le cœur de Berl ; ou encore Proust, dans la parfaite étude que son ami consacrera à l’amour dans La Recherche.

Berl enfin, modeste ? De Fallois l’affirme et on le suit volontiers dans ce constat. Il suffit de lire ce salut à Albert Camus : « Quand j’hésitais, que j’avais peur de me tromper, que je ne savais pas comment m’y prendre, par exemple, pour conseiller quelqu’un de jeune, pour consoler quelqu’un d’affligé ; je pensais : Il faudra que je demande à Camus. Je le faisais rarement, mais je me proposais souvent de le faire. Quand j’imagine le nombre de gens pour lesquels il constituait ainsi un recours, que j’y ajoute ceux pour lesquels il l’aurait constitué et qui ne l’ont pas su, je suis effrayé par le contraste déconcertant entre la place qu’un corps humain peut tenir sur une route, et celle qu’un homme peut tenir dans le Temps, dans l’Esprit. »

Puisse Berl devenir à son tour « un recours » pour de nombreux lecteurs actuels…

Frédéric Saenen 

Emmanuel Berl, Essais. Le temps, les idées et les hommes, Préface de Bernard de Fallois, 780 pp., 23 €. (2007)

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