Darien en éruption

Un écrivain ? Un pamphlétaire ? Il n’aurait en effet été que cela si une haine surhumaine du Riche ne l’avait enflammé à chaque fois qu’il s’emparait de la plume. Peut-être serait-il plus juste de comparer Darien à un volcan dont la coulée de lave verbale emportait tout sur son passage. On connaissait, grâce au volume publié en 1994 chez Omnibus, ses féroces diatribes romanesques : Biribi, La Belle France ou Le Voleur, à propos duquel on s’interroge encore de savoir s’il s’agit ou non d’une autobiographie maquillée… Puis il y a les innombrables articles issus de la presse anarchiste. L’Âge d’homme nous offre de redécouvrir l’intégralité de ceux qui figurèrent dans les colonnes de L’Ennemi du Peuple. Dirigée par Émile Janvion, cette feuille bimensuelle accueillit, d’août 1903 à octobre 1904, des collaborateurs éclectiques tels Zo d’Axa, Lucien Descaves, Urbain Gohier, Élie Faure, Jehan Rictus ou Jules Laforgue. Darien, qui avait suggéré le nom du journal à Janvion en référence à la célèbre pièce d’Ibsen, y tint chronique, soit pour développer ses idées (ou faudrait-il dire ses impulsions réflexives ?), soit pour réagir à l’actualité la plus brûlante.

Le recueil ne se présente pas selon l’ordre chronologique, mais thématique. Ainsi s’ouvre-t-il sur la série en neuf livraisons de La Terre et l’Armée, dans laquelle Darien assène une critique radicale de l’impôt, de la question de la propriété du sol et du militarisme. Sur ce dernier sujet, l’avis de Darien ménage d’ailleurs des surprises. Car cet indécrottable anar’ n’hésite pas à déclarer l’armée nécessaire, sinon indispensable. Une position à ce point dissonante par rapport au courant libertaire s’explique par le fait que Darien n’a jamais prêté foi à une quelconque « révolution tranquille ». D’après lui, l’armée, constituée à la base de bons citoyens bernés par la République, se doit de rejoindre les insurgés, voire de prendre la tête du mouvement qui renverserait la pyramide des Possédants et des Possédés. « Il faut tuer. », déclare-t-il, sans ambages. « Il faut rendre le mal pour le mal ; et le rendre avec usure. C’est le seul moyen de supprimer les malfaiteurs. Si l’on veut qu’une chose cesse d’exister, il faut la détruire. Et si des hommes veulent défendre cette chose-là, il faut tuer ces hommes-là. » Jusqu’au-boutiste, Darien ? Oui. Hérétique au sein de sa famille idéologique ? Plus encore ! Il dénonce l’attentisme de ses congénères et réévalue le sens même du mot « anarchisme ». Il est sans doute également l’un des premiers à oser affirmer la part de religiosité qui sous-tend l’adhésion au corpus doctrinaire du libertarisme, qu’il identifie à l’aboutissement extrême du libéralisme.

Dans un long texte de septembre-octobre 1904, Darien s’appuie sur Kant et démonte la traditionnelle antithèse Liberté-Autorité. « Ce n’est pas l’Autorité qui est opposée à la Liberté ; c’est la Socialité. […] L’anarchisme répond : “Il faut supprimer l’autorité.” – Ah ! bah !... Et puis ? Et puis – des sociétés futures à botte que veux-tu ? des traités de morale paralytique, des rengaines, un « fais ce que veux » volé à Rabelais […], des sentences pillées à droite et à gauche et mises bout à bout tant bien que mal ! et justice, prise au tas, moralité, travail forcé, bonne volonté, abstention obligatoire, liberté absolue, organisation, individualisme altruisme, bonheur et franc-maçonnerie… Une pleine échoppée des bottes éculées de tous les systèmes défunts. […] Tout ce qu’il faut pour imposer à l’homme, lorsqu’il se réveillera enfin, de nouveaux sommeils peuplés de fantômes, de nouveaux cauchemars moraux. » Fulminations et constats lucides : le mélange est détonant. Darien invente le cocktail Molotov à la salive et à l’encre.

Un conseil s’impose. Le livre ouvert, rendez-vous directement à la page 23, car l’avant-propos ne permet guère de saisir la puissance visionnaire et la saine dissidence affichée par Darien. Cette mise en bouche aurait même tendance à décourager de sa fréquentation. Jean-Pierre Bouyxou s’attache, dans une langue insupportablement truffée d’argot désuet et artificiel, à y souligner tous les vices cachés du personnage. À partir d’une phrase et d’une rumeur – Darien aurait pensé à servir de nègre au Drumont de La France juive, ce qui n’est nullement attesté dans l’excellente biographie de l’antisémite viscéral signée Grégoire Kauffmann – voilà notre Vésuve chapeauté du couvercle hermétique de la terrible suspicion… Et puis, Darien admirait le catho-mystique Bloy, il n’était pas si pauvre qu’on pouvait l’espérer, etc. Suit une énumération manifestaire, sans grand lien avec le sujet ; un sous-Siné qui ânonnerait « À bas la calotte ! » et « Popu-Roi ! » sous un drapeau noir effrangé. On se plaît à imaginer la lettre qu’aurait pu adresser Darien à un tel préfacier.

Courons plutôt lire les réflexions que lui inspirent les méfaits de l’abstentionnisme ou l’amour libre, l’accueil sarcastique de L’Humanité de Jaurès ou les passages iconoclastes et désopilants consacrés à Saint Tolstoï. Là, on verra à l’œuvre un authentique entrepreneur en démolition. À l’entrée du chantier, une pancarte met les Canailles en garde : « Si vis pacem… »

 

Frédéric SAENEN

 

Georges DARIEN, L’Ennemi du Peuple, L’Âge d’homme, 190 pp., 2008.

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