Autour d’Un samouraï d’Occident (1/2)

Première Partie.


« Nous saurons qui nous sommes quand nous verrons ce que nous avons fait. »

— Pierre Drieu la Rochelle, le Chef.


C’est l’histoire d’une impossible réception. Impossible au-delà des actes et avant même les mots ; malgré eux tous, aussi bien. Les circonstances particulières, exceptionnelles, qui ont marqué la parution de cet ouvrage laissent en premier lieu voir ceci : qu’une certaine forme d’engagement est définissable, « sous sa forme la plus générale, mais la plus concrète » à la façon de la folie selon Michel Foucault, comme l’absence d’œuvre.


Ainsi dans le cas de Dominique Venner s’est-on souvent contenté, au-delà de son dernier geste, d’ignorer avec ou sans malice l’interprétation qu’il en donnait lui-même, pour ne voir dans ses propos, qu’ils aient pris la forme ramassée du dernier mot ou bien celle plus étendue du dernier ouvrage, que les symptômes de sa folie, politique celle-là. On aura donc le plus souvent considéré que son geste était la marque circonstancielle mais définitive, irrémissible surtout, d’un dérèglement sous-jacent. La circonstance ici, eût été la loi promulguée quelques jours auparavant, elle aussi éventuellement prise comme symptôme d’un air du temps devenu pour lui irrespirable. En l’espèce, la rédemption aussi est impossible. (On aura beau gratter le tatouage sous nos bras de soldats…) Pourtant, ce sont d’autres explications qui sont données dans son dernier ouvrage. Mais pour le savoir, encore faut-il le lire et donc commencer par considérer sa parole comme telle et non comme symptôme.


Il ne s’agit pas de nier que l’angle biographique et spectaculaire soit tout à fait anecdotique — à l’évidence, il ne l’est pas —, mais de prendre acte de la présence d’une œuvre et d’un homme, en inversant le sens de la lecture habituelle : à cette négation mesquine de l’œuvre par l’homme — il ne sait pas ce qu’il dit — d’opposer un principe de lecture généreux, pour lequel c’est l’œuvre qui signe l’homme et lui permet de savoir qui il est, au-delà des déclarations préalables, ou même posthumes. Voilà aussi pourquoi le texte s’ouvre sur une brève autobiographie : pour se ménager la place d’une parole authentique, pour récuser, selon le mot de Foucault « d’entrée de jeu toutes les prises sur elle du savoir ». Savoir politique, en l’espèce.

 

Sous l’écorce des pierres. Toponymie et généalogie

À quelque chose près, le moment crucial a peu d’importance : à cette enseigne, il faut simplement que la mort, pour être volontaire soit antérieure à l’autre, inéluctable, subie. Le lieu en revanche, est rigoureusement significatif. La présence, sous Notre-Dame, d’un lieu de culte plus ancien que Venner évoque brièvement est attestée par des preuves archéologiques dès le début du xviiie siècle (p. 68). Mais si la volonté de remonter par ce choix du lieu au secret de l’origine (et de son origine) est primordiale, elle n’est pas exclusive. Cette rencontre du sacré païen et catholique est plus largement constitutive d’une vision de la tradition centrale dans le texte.


La tradition, c’est ce qui, dans le passé, ne passe pas. S’appuyant sur Braudel, Dominique Venner noue, en deçà de la rupture née de la conversion de Constantin, une continuité temporelle profonde des spiritualités : une partie de sa reconstitution historique reprend des éléments classiques de l’historiographie des premiers temps chrétiens (p. 122-124 puis p. 138-166). Ainsi le christianisme n’est-il qu’un culte parmi d’autres pour le polythéisme païen, et l’hagiologie chrétienne se fonde-t-elle largement sur les anciens panthéons et les topologies sacrées pour établir ses lieux de cultes et ses saints. L’auteur insiste aussi sur l’importance du politique dans une telle transformation : à un empire, il faut une foi impérialiste (p. 141).


Mais la question n’est pas étroitement spirituelle : à travers cette reprise monothéiste du polythéisme est plus largement celle d’une civilisation définie comme continuité atavique. L’expression, si elle n’est pas de l’auteur, a l’heur de réunir deux de ses conceptions d’importance. La première est celle d’une génétique des structures : Venner parle de civilisation mère (la tradition européenne), dont on voit qu’elle correspond à la temporalité humaine la plus profonde au sens de Braudel. C’est sur cette souche que s’ente le culte monothéiste.


La seconde est une génétique des peuples : la civilisation mère ne périt pas tant que le peuple qui l’a créée et incarnée subsiste. Autrement dit, les racines d’une civilisation sont ethniques ; tout le reste peut changer, disparaître même (État, Église, religion) sans que celle-là ne soit détruite.


On voit ce qu’une telle conception suppose politiquement : que l’appartenance à une civilisation, contrairement à la citoyenneté, ne saurait être réduite à des questions formelles, juridiques par exemple. L’enracinement au niveau des structures est conditionné par l’enracinement ethnique, auquel il donne sens en particulier à travers un accès au temps long (sotériologie athée). Que ce lien entre civilisation mère et civilisation fille soit détruit ou voilé et voici que les individus n’ont plus le choix qu’entre nihilisme et foi monothéiste — c’est-à-dire qu’à une seule et même chose.


C’est à cette enseigne qu’il faut comprendre le désenchantement du monde étudié par M. Gauchet : comme conséquence seconde d’une substitution sotériologique : au salut païen immanent à un cosmos lui-même porteur de sens se substitue un salut monothéiste conditionné par la foi dans un monde compris comme Création. Dans une telle perspective, la perte personnelle de la foi se traduit par une désespérance radicale, comme si avoir accepté le monde comme Providence puis refusé d’en reconnaître la cause unique avait fatalement conduit le païen archaïque à demeurer un chrétien apostat et son monde sans dessein unique à n’être qu’un monde sans cause. C’est au fond tout l’écart entre mythe et credo qui est ici en jeu et que Venner n’explique pas, occupé qu’il est à retrouver l’origine de mythes fondateurs chez Homère. Il faut renvoyer à ce sujet à d’une part à P. Veyne (Les Grecs ont-il cru à leurs mythes ?) et d’autre part aux considérations nietzschéennes sur l’ombre de Dieu.


Mais nous débordons déjà la question du lieu. Ce retour au nouage du temps long enfoui sous l’autel de Notre Dame, comme lieu de culte actuel et comme lieu de culte disparu, est à la fois conceptuel et symbolique, puisqu’il est aussi retour à la source. Nous disions : le lieu est significatif. Mais cette volonté même d’avoir donné un sens qui ne soit pas simplement social au lieu de sa mort (socialement, on préfère aujourd’hui l’hôpital) est déjà en elle-même un acte, et un signe. Le signe de ce que certains lieux, à rebours des conceptions géométriques d’un espace indifférencié, font sens ; par là nous retrouvons un univers inspiré d’Aristote (et c’est surtout au Traité du Ciel qu’il faut songer) : les lieux, s’ordonnant dans un Cosmos, dessinent un ordre des choses et constituent par contraste le désordre non plus seulement comme chose subjective, mais comme chose en soi et donc comme faille dans la cuirasse du relativisme subversif


C’est dans cette béance désormais déhiscente que celui qui sait l’esprit sous l’écorce des pierres doit systématiquement porter le fer.

 

Un Cosmos désertique

Nous entendons par là un ordre du monde. Des lieux, des exigences liées à ces lieux : lieu propre, mouvements violents, qui sortent les choses de leur lieu propre ; des tropismes aussi, c’est-à-dire des inclinations à être ainsi plutôt qu’autrement, afin de ne pas briser l’harmonie du lieu. Le propos pourra sembler passablement ésotérique et déjà disqualifié puisqu’il est entendu que l’espace, comme les hommes désormais, est sans qualités. Ésotérique : admettons. Encore faudrait-il préciser que le cosmos n’est pas simplement un univers magique dont le hasard serait absent. Aristote, en distinguant monde supra-lunaire et monde infra-lunaire, fait déjà un sort à cette dernière idée. Ce n’est pas non plus un monde magique : encore une fois, ce n’est pas sur le mode du credo mais sur celui du mythe qu’il faut comprendre ses aspects merveilleux. Ne reste de l’ésotérisme que l’idée d’une connaissance du caché, dont il s’agit de traquer les signes.


Pourtant l’auteur lui-même ne présente pas les choses ainsi : la dispute cosmologique ne se déroule pas pour lui dans un monde athée, mais dans un monde post-chrétien. Autrement dit, ce n’est pas en faisant abstraction de l’histoire spirituelle que l’on peut juger du bien-fondé d’un tel retour conceptuel aujourd’hui.


En effet, et c’est là que l’incompréhension de son geste a parfois été totale, Dominique Venner ne cherche pas à opposer directement un monde actuel athée à une tradition vivace (c’est-à-dire toujours enracinée). Dans une optique clairement nietzschéenne, il fait de celui-là l’ultime avatar de l’idéalisme chrétien. Le monde actuel n’est pas athée mais chrétien sans foi, c’est-à-dire chrétien jusque dans ses derniers retranchements. La séquence complète est donc : mythe ; foi ; absence de foi (c’est-à-dire dissolution de la foi par ses dogmes). Le monde du mythe peut aussi être un monde d’absence de foi : là n’est pas non plus l’achoppement monothéiste, qui doit se comprendre comme retrait de la foi, comme ce qui laisse place au nihilisme. Mais le nihilisme est toujours déjà à l'oeuvre dans la foi monothéiste (dont les dogmes sont dissolvants, y compris à l’égard d’elle-même). L’ennemi principal de Venner, sans surprise, est bien le monothéisme et en particulier le christianisme.


Comment considérer à la fois qu’il y a du vivace dans la foi catholique et en faire la principale cible de son livre ? À grands traits peu subtils, le catholicisme selon Venner, c’est cela : l’universalité comme négation de la racine ethnique des civilisations ; l’amour des arrière-mondes comme principe de haine du hic et nunc ; le manichéisme comme étouffoir de la complexité humaine et la culture du pardon et du martyre comme prodrome de l’engloutissement pour les civilisations qui s’y laissent prendre. Mais c’est le nouage dont nous avons parlé, et le refus des arrière-mondes, qui permet au païen d’y voir encore les traces de l’ancienne croyance.


Comme nous l’avons vu, le catholicisme est gros encore de l’esprit païen des peuples romains ou barbares qui l’ont adopté : et c’est par là que Venner l’admire encore. Il est aussi la réalité de notre spiritualité présente : on peut donc simplement le nier au profit de cultes à jamais disparus. On n’abandonne pas un paradigme simplement parce qu’il est faussé, mais bien parce qu’on a trouvé à le remplacer : cette simple idée échappe trop souvent à l’époque. Au-delà de Thomas Kuhn, on retrouve ici l’argument anti-révolutionnaire issu de Bonald : la tradition est toujours bonne sous le rapport du polissement des croyances et des usages qui en résulte et la révolution toujours destructrice de ce point de vue : elle rétabli les arêtes et les imperfections que seul un long usage peut atténuer. Il ne s’agit donc pas d’opposer la révolution à la révolution, ni la destruction païenne du christianisme à la destruction chrétienne du paganisme. Qui fait profession d’aimer ce qui est peut certes œuvrer à le modifier, mais non vouloir simplement le détruire.


En un mot, on en retourne à la civilisation mère : ce monothéisme lui a été imposé de l’extérieur, à la façon dont les musulmans ont voulu lui imposer le leur quelques siècles plus tard. Subjectivement, le problème du christianisme est qu’il est un monothéisme étranger, agressif et totalitaire — on rejoint là les analyses politiques de l’intérêt pour l’Empire romain de devenir chrétien — autrement dit, la christianisme est une spiritualité déjetée, c’est-à-dire sortie de son lieu géographique (le désert) et isolée de son substrat (le peuple juif). Citant Eugen Drewermann (p. 77-79), il voit dans cette origine géographique la raison du totalitarisme monothéiste : la nature hostile devait être l’argument pour l’existence d’un Dieu à la fois protecteur et ombrageux face à une Création maléfique (dont il est lui-même responsable). Ce Dieu extérieur à l’ordre du monde, fondateur de celui-ci, détermine une conception de la volonté toute-puissante, qui demeurera dans le monde déchristianisé comme un modèle de la volonté humaine désormais livrée à elle-même dans un monde sans Dieu ni Providence.


D’où selon Venner la « métaphysique de l’illimité », cause au fond sans doute occasionnelle mais pour autant bien réelle et actuelle des maux spécifiques de la modernité.


Le retour qu’il appelle de ses vœux semble donc celui d’une refondation géographique du christianisme, et le rejet de ce qui en lui s’attache encore à ses origines historiques orientales, et son établissement dans un autre cosmos, non monothéiste. D’où la nécessité de repasser par nos mythes préchrétiens pour opposer à cette métaphysique délétère une autre vision du vouloir.



Lire la deuxième partie.


Dominique Venner, Un samouraï d’Occident, Pierre-Guillaume de Roux, 2013, 320 p., 23 €.

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