Gérard Pfister : Ces pierres qui montent ....

Gérard Pfister brasse en une patiente reliance un bon millénaire d’Histoire, aux sources de la philosophie allemande, et nous livre un « roman de l’intégrité intellectuelle » d’une grande force visionnaire, nourrie d’une immense culture encyclopédique nouée brin après brin, sur les traces d’une mystérieuse « Communauté du Haut-Pays » qui s’est constituée en Alsace  à partir du 15 mars 1349 autour de Timothée l’Agnelet (1311-1377).

Dans ce premier roman brûlant écrit sur une décennie, on rencontre, dans une plaine d’Alsace décimée par les massacres et les épidémies, entre puissants du jour et gens de peu, Gauthier d’Andlau, Maître Eckhart (dont la « pensée libératrice », occultée par les puissants du moment puis portée par Nicolas de Cues, a été l’un des sommets de la civilisation occidentale) et bien des papes, Jean de Bietenheim, le banquier Merswin, l’empereur Louis de Bavière, Wolfram d’Aspach – et, d’une catastrophe à l’autre, des profiteurs de « crise » devenus de nouveaux maîtres dans le sillon d’un autre siècle de bruit et de fureur qui finit si mal pour une grande partie de l’espèce... L’Histoire serait-elle vraiment « un éternel recommencement » ?

 

Carnets de « résistance intérieure »…

 

Pendant l’Occupation, un jeune professeur de philosophie à Strasbourg, Serge Bermont, se penche sur les documents laissés sur cette utopie vécue en ces Hautes-Terres. Mais l’étau se resserre sur lui et il meurt le 15 septembre 1942 entre les mains de la Gestapo de Strasbourg, après avoir subi interrogatoires « musclés » et tortures – pour avouer quoi ?

Il a eu toutefois le temps de dissimuler le fruit de ses recherches dans la maison familiale de Hohrod et de mettre son épouse Jeanne à l’abri – bien plus tard, elle répondra aux questions de l’universitaire Bruno Keller, venu comprendre voire poursuivre la quête du jeune supplicié et trouver un antidote à cette peste qui toujours saisit le monde et nous vole notre temps,  nos vies...


En quoi l’existence d’une modeste communauté d’ermites au Moyen Age serait-elle de nature à contrarier les desseins des maîtres du IIIe Reich, ordonnateurs d’une religion nouvelle ?

Si Serge Bermont (quoique réfractaire aux « conventions académiques ») consent à donner des signes extérieurs d’allégeance aux nazis, il n’en pratique pas moins une manière de « résistance intérieure » inspirée par ces hommes d’autrefois qui ont choisi la voie de la dépossession et du dépouillement – de la vie la plus humble vécue en son plus bel éclat dans la ferveur, au-delà de l’interrogation passionnée du minéral et des saisons sur terre...


Dans ses « carnets secrets », il écrit le 2 novembre 1941 : « Il m’est venu ce matin cette idée que, même si la puissance militaire et l’Etat nazis sont balayés, la victoire de la liberté et de la démocratie ne sera pas complète tant que n’auront pas été identifiés et éliminés les poisons qui ont pu amener la culture occidentale à une telle aberration. Car l’idéologie nazie préexistait dans les consciences à l’arrivée d’Adolf Hitler à la chancellerie et survivra pareillement à sa chute si nous ne faisons pas l’effort de mettre à jour comment elle a pu caractériser les éléments les plus nobles de notre culture et de les dégrader jusqu’à la dictature et la barbarie ».

Après tout, « ces gens-là gênaient tout le monde, les tribuns des corporations et les gens de finance apparus à la fin du Moyen Age comme les vieilles hiérarchies nobiliaires et ecclésiastiques, accrochées à leur puissance vacillante ».

 

Le malheur du monde

 

A la veille de la guerre, Serge Bermont avait lu le livre d’Otto Rauschning (1887-1982), Hitler m’a dit : « Il avait été épouvanté d’y trouver la confirmation de ce qu’il avait pressenti à la fréquentation des Heidegger, Wolf et Dollinger : c’est dans la philosophie et la culture que se menait le combat ultime contre l’humanisme et la démocratie. C’est sur ce front-là que la guerre serait perdue ou gagnée, et toutes les batailles décisives pourraient avoir été remportées sur le terrain militaire, tant que cette guerre-là ne serait pas terminée, le danger du nazisme, sous ses différents avatars, n’aurait pas été définitivement écarté. Serge savait que ce qu’il avait découvert sapait à la base tout un pan de l’idéologie nationale-socialiste ».


La figure du jeune résistant Marcel Weinum se superpose à celles de ces ermites d’autrefois, retirés « en ces repaires de solitude et de splendeur » pour fuir les hécatombes de la Plaine - ils avaient nom Timothée l’Agnelet, Abraham Elifas, Bernard de Hatstatt ou Yussuf Hamdani et un autre livre, une infinité d’autres livres s’ouvrent dans le calme de la montagne, sur le secret du monde ou sur une offrande à ce qui n’a pas de nom dans le monde…


Longtemps, la communauté a souffert de la « conspiration du silence », quand bien même des brochures signées de « l’Ami de Dieu » connurent une certaine vogue durant la seconde moitié du XIVe siècle – mais elles pourraient avoir été l’œuvre de Rulman Merschwin, selon de doctes études parues bien plus tard sous le règne de l’empereur Guillaume Ier : « l’épisode de la communauté des Hautes-Terres, même censuré et faussé par des générations de scribes, continuait de faire tache dans le panorama historique soigneusement élaboré par des savants philologues et idéologues de la nouvelle puissance allemande ».


Serge Bermont est-il mort pour une mince épaisseur de vieux papiers moisis, dispersés par les vents mauvais de l’Histoire – ou pour quelques instants d’ardente clarté entrevue ? Et puis, cette communauté a-t-elle vraiment existé ? Après tout, le merveilleux n’a-t-il pas le droit d’exister ? « Qui de nous n’a senti qu’il n’était de ce lieu-là, de ce rêve ? Qui de nous ne s’est reconnu dans cette vive lumière, dans cet endroit désert ? Serge Bermont a vécu certains matins dans cette pure clarté, et pour toujours y a fait sa résidence ».


 Le roman vrai de Gérard Pfister se veut tout d’abord la réparation d’une «  falsification de l’Histoire » - et tout y est exact, assure-t-il, jusqu’à la mission des deux ermites auprès du pape à Rome : ces hommes des Hautes-Terres ont vraiment ouvert, du bord rocailleux de leur Arche, un chemin d’éveil… En somme, « ça ne s’invente pas » : le rôle du romancier n’est-il pas de donner juste de la présence physique et de l’épaisseur psychologique aux personnages – puis de les laisser vivre leur vie dans l’inconscient collectif ?

 

La lumière du monde

 

Pour les sages retirés sur les hauteurs, il était évident que « le monde ne savait produire que son propre malheur » et que « de toute urgence il fallait regarder ailleurs », comme nous y invite ce maître-livre nourri de riches références historiques et porté autant par son art du montage que par le souffle du poète habité qui soulève la prose du monde - pour nous inviter à changer notre relation au monde à partir de ce qui, dans le blanc des mots, jamais ne s’épuise ni ne ment …

Après la mort de Timothée l’Agnelet (1377), la petite communauté se défait puis se dissout (1380) – et sa trace s’efface… Mais au fil des siècles, les pistes se croisent pour d’inlassables chercheurs de vérité - ou s’embrouille à souhait selon les intérêts ( ?) des faiseurs du moment.


La main du poète visionnaire devenu romancier va loin – jusqu’à l’envol de ce qu’on regarde s’éloigner du grain de la page, du haut de la montagne, pour faire son chemin dans un monde redevenu le bien de tous, sans excédent de mots, par la grâce d’une très haute solitude rendue à une réalité plus forte et d’une parole jamais perdue par les hommes de bonne foi.


Des pages d’éternité à tourner pour un souffle à retrouver, un grand silence à embrasser ? Dans un monde redevenu un bateau ivre sans pilote ni boussole ou cartes de navigation, un livre pour savoir où l’on va, pour retrouver un chemin sous ses pas – ou un miracle à honorer entre les pages histoire de conjurer un autre âge des ténèbres ?


Michel Loetscher

 

Gérard Pfister, Le Livre des sources, éditions Pierre Guillaume de Roux, août 2013, 426 p., 24,90€

Paru dans les Affiches-Moniteur

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