Autour d’Un samouraï d’Occident (2/2)

Lire la première partie.


Le passage d’une spiritualité déjetée à une spiritualité enracinée ne peut se faire comme dévolution et simple négation de deux mille ans d’histoire. Aussi faut-il, selon le sous-titre d’un de ses ouvrages, resituer ces deux millénaires dans « 30 000 ans d’identité », pour parvenir à modifier jusqu’à notre conception même du spirituel et du monde. Il s’agit en fait d’un seul et même problème : voir le monde de façon spirituelle et non plus positiviste. Réenchanter le monde, en un mot ; l’exemple de Giono est à ce sens significatif (p. 75), pour qui l’auteur parle de « songerie panthéiste ».

Cosmos d’Orient, d’Extrême-Orient

On semble se heurter ici à une faiblesse du texte dont le détour par l’exemple japonais semble bien relever du pur et simple caprice. Or, s’il y a certes là un exemple historique réel (ce à quoi nulle construction théorique ne peut se substituer) dont l’usage est vaguement justifié par un éloge des bienfaits du comparatisme (p. 95-115) il y a aussi un usage classique de l’histoire ou du mythe comme dévoilement d’une origine inaccessible à la simple régression rationnelle aux principes. Notre civilisation est semblable à la statue de Glaucus selon Platon, trop défigurée pour être reconnue sous sa gangue d’alluvions. Le détour par le Japon est donc un moyen de voir plus clairement en une telle civilisation, encore effectivement orientée par un cosmos qui lui est propre, ce qu’a pu être la nôtre avant de cesser en partie d’être elle-même, méconnaissable.


Mais il y a plus. Venner, dans sa construction d’une sotériologie païenne, est confrontée à cette idée très solide en Occident de la mort comme sujet d’angoisse propre à fonder les croyances religieuses les plus totalisantes et à première vue les plus propres à rassurer. Malgré son insistance ultérieure sur le stoïcisme, quelque chose dans ces arguments qui nient le problème de la mort ne convainquent pas (p. 253-254).


Aussi, en passer par la figure du samouraï, c’est en ce sens ne garder du stoïcisme que son pendant le plus viril, le moins intellectualisant (p. 249) : celui de la mort volontaire comme sens en acte et comme remède à l’angoisse d’un événement à la fois inéluctable et accidentel. Le seppuku pour le samouraï est la clôture de son cosmos : le risque d’une mort naturelle, toujours dérisoire est évacué en même temps que la vie humaine est remise à sa bonne place (par définition, dans le cosmos, elle doit avoir une place) : ce n’est plus la médecine impuissante ou la volonté capricieuse du Dieu unique et ombrageux qui dicte à l’homme sa mort, c’est l’honneur qui est sous le dais.


« La mort volontaire vint authentifier de sa sanction suprême toute l’architecture des obligations martiales ». Cette phrase de Maurice Minguet, citée par Venner (tirée du fameux La Mort volontaire au Japon), est prise dans une analyse plus large (p. 113-115) selon laquelle l’attitude de la noblesse d’épée occidentale n’est plus comparable à celle du samouraï car elle s’incarne après la Fronde dans une posture éthique (celle de La Rochefoucauld par exemple) et non plus active — pour des raisons d’ailleurs une fois de plus attribuées à la victoire dans l’Église de l’esprit chrétien sur les mœurs païennes. Il s’agit donc de lever une fois pour toutes le risque de bavardage. En passer par le Japon, c’est ainsi affirmer que ce qui pourrait rester comme une « songerie panthéiste » doit être « authentifié par des actes ».


Inutile d’insister sur la part biographique de ce passage : mais il importe de voir qu’elle n’est biographique que parce qu’elle est d’abord de principe. La sanction suprême n’est qu’application et attestation de ce que ce cosmos n’est pas que du vent (flatus vocis) et de ce que « vouloir libère ».



Bréviaire homérique


La seconde moitié du texte vise à définir le contenu positif de cette mythologie, essentiellement à travers Homère (p. 167-232). C’est toute la conception homérique, et en ce sens traditionnelle de l’homme occidental que Venner déroule, toujours à l’encontre de celle, orientale et monothéiste, de l’homme comme créature. Il s’agit pour l’essentiel de montrer qu’une vie ainsi orientée se passe des conceptions pour nous habituelles du bien et du mal, pour leur substituer celle de l’honorable et du vil, du haut et du bas.


C’est la générosité des héros homériques que Venner met en avant et c’est l’excès de cette vertu, la démesure, qui est le mal qu’ils ont toujours à combattre, et contre laquelle la littérature antique met en garde. Au fond, cela suffit : le récit homérique est ainsi considéré dans sa dimension hagiologique et édifiante, et son intérêt esthétique n’est pas détachable de sa valeur morale (kalos kagathos). D’où une lecture immédiate du texte (p. 96-97), détachée le plus souvent de toute mise en perspective historique, et a fortiori de tout appareil critique. Il convient d’ailleurs de s’y arrêter un moment, car c’est là une posture jamais démentie à travers le texte, et qui peut décevoir.



Il y a histoire et histoire


Jamais le savoir universitaire n’est convoqué en tant que tel dans le livre, qui n’a à cet égard aucune prétention. De nombreuses thèses ou de nombreux faits historiques sont bien sûr évoqués et exploités, mais leur contexte critique et scientifique n’est presque jamais étudié. On perçoit là que cette œuvre dernière se donne comme itinéraire et comme forme en quelque sorte appliquée et concrétisée de son texte de 1964 (Pour une critique positive) et nullement comme démonstration ni même comme essai historique ou politique à proprement parler — à l’inverse d’autres de ces ouvrages plus récents. Il s’agit de ce point de vue d’un retour dialectique à la boucle historienne amorcée à la fin de sa vie militante quelque cinquante années plus tôt, et d’une synthèse définitive, d’un retour à la caverne platonicienne.


L’utilisation des références elle-même ne dépasse pas cette stricte fonction d’enrichissement, à l’exception de quelques auteurs et de quelques thèmes absolument fondamentaux (Homère et les stoïciens, dont surtout Marc Aurèle). Il faudrait même dire qu’il s’agit d’une obligation purement formelle : on cite ses sources car cela se fait, par respect des usages en somme. On revient, par ricochet, aux analyses de P. Veyne dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?… L’usage de l’histoire de Venner est ici celui d’un historien antique : qui lui a appris quoi n’a pas d’importance. Puisqu’il s’agit de fonder et de fondre l’individu contemporain dans une lignée qui se perd et prend sa source dans l’indifférencié de ses racines lointaines, un tel rapprochement n’est certainement pas sans raison. On pourrait dire de façon plaisante : La tradition, c’est le « on ».



Sic transit…


Soucieux sans doute de ne pas se cantonner à un auteur, Venner évoque largement les stoïciens, en partie pour montrer leur influence dans le christianisme et la volonté cruciale de celui-ci de faire reposer les vertus théologales du fidèle non plus sur la dignitas mais sur l’humilitas, dès saint Augustin ; l’exemple des oraisons de Bossuet est à ce titre éclairant (p. 276-281). L’affaire se gâte sans doute lorsqu’il s’agit de chercher dans une culture plus récente des exemples de néo-stoïcisme chez Stephen Frears, André Maurois ou Muriel Barbery, tant il semble au lecteur même le mieux disposé que l’arbitraire du goût et l’éclectisme de ses choix finit par devoir entraîner le propos dans la pure anecdote.


L’impression se renforce d’ailleurs à lecture de l’annexe (p. 299-306). Il apparaît que Venner n’a pu se résoudre tout à fait à rester dans le cadre de sa remontée aux sources de l’esprit européen et qu’il a voulu « pour exister et transmettre » (c’est le titre de cette annexe) dire quelque chose de la méthode à appliquer pour faciliter cette ascension. Le problème est qu’il semble s’adresser ici à de très jeunes gens, sans que cela soit vraiment dit nulle part. Le résultat est que tout cela semble terriblement trivial rapporté à l’évocation quelque pages auparavant des fureurs d’Achille ou du suicide de Zénon. 



Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort


Un mot, pour finir, de la perspective historique qui se dégage finalement du texte. Il s’agit de proposer une posture du type de celle qui anima les écoles hellénistiques lors de temps historiques troublés : ainsi l’exemple de Marc Aurèle apparaît-il alors crucial.


D’une part, il s’agit de construire sa « citadelle intérieure » afin de demeurer imperméable aux vicissitudes de l’époque et de l’existence en général. D’autre part, il s’agit de rester dans l’attente d’une figure providentielle qui, acquise aux idées ataviques de la très longue mémoire européenne, pourrait renverser cette situation dont l’extrême dissymétrie n’est pas révélatrice de la victoire irréversible de l’évidence, fut-elle celle de la force, mais bien de la nature même de la lutte politique. On songe aux neuf dixièmes de Tchakhotine : tout est, en politique et en rhétorique, affaire de balanciers et de quelques hommes assez doués pour renverser les déséquilibres et les remplacer par d’autres. Marc Aurèle, empereur philosophe, reste le point de fuite d’un tel horizon.


L’intérêt paradoxal de cet ouvrage, c’est ce qu’il n’est pas. Ni démonstration, ni recherche universitaire, ni catéchisme. Rien qu’un livre attaché à mettre en perspective un acte qu’il n’épuise pas et auquel il ne peut en aucun cas se substituer ; une tentative de décrire un ordre qui lui préexiste, qui le fonde et auquel il se garde bien d’ajouter quoi que ce soit. Le choix du titre est au fond tout à fait judicieux : ce qui est le plus central dans cette démarche est encore ce qui lui est le plus extérieur, l’exemple étranger, celui du Japon féodal. Dominique Venner pensait qu’il manquait à l’époque deux choses : des récits fondateurs, légués par l’histoire, et des exemples actuels, incarnés par des hommes. C’est du côté du présent et de l’action qu’il s’est finalement rangé, et c’est au terme de cela qu’en effet, l’homme a évacué l’histoire comme matière morte, l’œuvre comme compilation d’écrits, et le passé comme folklore dispensable.

 

 

Dominique Venner, Un samouraï d’Occident, Pierre-Guillaume de Roux, 2013, 320 p., 23 €.

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