Le système STM, une "puissance d'Apocalypse"?

Le psychologue clinicien Dominique Jacques Roth sonne l’alerte contre la toute-puissance du discours scientifique, technique et marchand (conceptualisé sous le sigle « STM ») qui, selon lui, assujettit  l’espèce, s’affranchit de l’éthique de la limite et ignore délibérément les besoins fondamentaux de l’humain.

 

La maison brûlerait-elle et ses habitants persisteraient-ils à regarder ailleurs ? Notre addiction à la surenchère technologique ("i-phone" et autres "i-pad"…) entraînerait-elle la disparition des ours blancs et de la calotte glaciaire ?

Voilà quarante ans, le rapport du Club de Rome, Halte à la croissance ?, tombait comme un pavé dans une… mare de nénuphars (1). Face à la mise à mal des Droits de l’Homme et à la mise à sac du Bien commun, Dominique J. Roth interpelle aujourd’hui cette étrange "passion de l’ignorance" qui saisit une espèce (supposée pensante…) se refusant à prendre la mesure du mépris dont elle est l’objet et du péril qu’elle encourt : l’extension du "formalisme STM", dénué de la moindre "prise en compte du vivant et des valeurs sociétales", nie l’esprit de solidarité au profit de l’esprit de concurrence, fait régner la compétition généralisée au détriment des valeurs de partage et de coopération – et passe  "le sujet de la parole et du désir" au laminoir d’énoncés qui n’envisagent le monde qu’en termes de profits infinis (endeuillés de suicides des victimes du "culte de la performance"…), sous la coupe réglée du signifiant "croissance".


Or, seules croissent désormais dans nos sociétés pathogènes, dévastées par d’insoutenables pressions financières, l’austérité, les inégalités, la dette, l’obsolescence programmée et la destruction de la planète…

 

Les mauvais comptes d’une folie ordinaire

 

S’érigeant en système normatif et en pouvoir anonyme bien peu contrôlable, ce formalisme STM souverainement indifférent aux conséquences humaines de son activité prédatrice ne laisse aucune issue positive à sa folle tyrannie de la norme et de la forme, calquée sur le fait statitisque :

"Notre humanité nous quitte progressivement sous l’empire d’une forme si bien que l’impossibilité de penser devient en quelque sorte la nouvelle banalité du mal" déplore le praticien de la psyché humaine qui tient consultation de psychanalyse rue du Faubourg National..


Marshall Mc Luhan (1911-1980), le "pape" des médias, proposait son explication du déni de réalité massif déjà flagrant en son temps : "Il n’y a que les petits secrets qui ont besoin d’être protégés. Les grands secrets sont tenus secrets par l’incrédulité du public.". En somme, même lorsque nous savons, nous refusons d’y croire…


Or, "la forme imprimée par le discours de la science en oublie le monde, dont elle redéfinit les nouveaux contours", rappelle Dominique Roth dans son second livre, Critique du discours STM, sous-titré "essai sur la servitude formelle" (éditions érès) : "Le monde n’est plus rien. Il n’est plus que ce qui découle de cette forme. Il n’est plus que ce que la science en dit. Éminemment autoréférentielle, la forme ne vaut que par le mouvement qui la produit et pour l’irresponsabilité qui s’ensuit".


Pour le praticien de la psyché, cette civilisation STM qui fait fi du Bien commun et dévalue l’humain ne peut que courir à sa perte : "Elle est mortelle comme les autres, le discours STM succombera sous le poids de ses anomalies et non par la volonté de l’espèce de s’y soustraire – ou de ses représentants de l’y soustraire…"


Juriste de formation, Dominique J. Roth a été cadre supérieur de France Télécom, avant de soutenir à l’université de Paris VII une thèse  sur La subversion du sujet dans l’ordre marchand (1999). Depuis son premier livre, (Economie et psychanalyse, L’Harmattan, 2011), il questionne, dans la perspective ouverte par ses maîtres (Freud, Lacan) et Jacques Ellul, "la science et son cortège technique, économique, publicitaire et marchand", devenus "administrateurs d’un empoisonnement mondial généralisé de l’homme et de la nature" - et il entend "réarmer la question éthique contre la surdétermination STM".


Le progrès fait rage

 

Ainsi, l’agriculture est "en déroute car aucune espèce n’a été aussi stupide que l’espèce humaine pour en arriver à supprimer ses ressources alimentaires naturelles et faire d’une nourriture de masse frelatée un objet de spéculation aux seules fins de réaliser des profits mesurés par un système contestable et contesté : le 'produit intérieur brut' (PIB)". Gorgée de pesticides et devenue "agriculture d’attaque contre la terre", elle a détruit en Europe 90 % de l’activité microbiologique des sols, fait exploser les suicides d’agriculteurs et prospérer les cancers – une maladie spécifiquement occidentale… Et que dire du nucléaire : "le génie de la science va-t-il dissoudre ses déchets" ? Après Fukushima, "le gouvernement français préfère la mort qui rôde dans l’attente des catastrophes futures à la réduction volontaire de la consommation d’électricité croissante des vivants", maintenant "l’impossible d’une jouissance qui pourrait durer"…


Lacan (1901-1981) redoutait ces "impasses dans lesquelles le sujet de la science s’est mis, d’être déterminé par la mâchoire du signifiant".


Si la logique du système est l’accumulation et la "concentration du capital entre les mains des tenanciers de l’économie casino", il n’en demeure pas moins une autre vision possible d’une "démocratie soustrayant les rapports entre les hommes à la violence généralisée"… Mais voilà : "les intérêts des spéculateurs s’opposent à l’avènement d’une société distributive dans laquelle les banques constitueraient le service public de la gestion d’une monnaie correspondant à la richesse réellement créée" - une société qui serait enfin respectueuse de la terre et des vivants qu’elle abrite…

Le chercheur ne se lasse pas d’interroger "l’écomystification" d’une dogmatique néolibérale dont "les marges financières ne seront jamais suffisantes" et tente d’en conjurer la  "puissance d’apocalypse" (prélude à une "jouissance d’apocalypse" ?)  foisonnante d’oxymores (des "occis-mort" comme « voiture verte », "nucléaire propre" ou "développement durable" ?) qui  ne "le cèdent en rien aux signifiants ravinant le social" ("compétitivité", "efficacité", etc.) et emportant  "l’espèce non inhumaine" à un train d’enfer vers le rien – comme au pays de Dracula, "les morts vont vite"…


Pour Dominique J. Roth, "la servitude formelle se trouve à la racine de notre malaise dans la civilisation : la science et l’économie détruisent la vie des gens en faisant croire qu’elles l’améliorent"… Or, la science n’a pas de visée éthique, elle "fonctionne sur un mode autistique" selon un "processus sans sujet qui renvoie au futur la résolution des problèmes qu’elle crée" : on n’arrête pas le progrès – il n’y a plus de marche arrière possible, une fois ouverte la boîte de Pandore.

 

Faire advenir demain ?

 

Mais "quel humus l’homme invente-t-il pour sa pérennité" ? Si "moraliser le capitalisme constitue une mission impossible", le chercheur de vérité ne baisse pas les bras pour autant, tout en se défiant d’un optimisme de pacotille : "C’est un fond d’optimisme qui habite les pessimistes et un fond de nihilisme qui hante les optimistes. Les néolibéraux sont très optimistes vis-à-vis d’eux-mêmes : ils s’accordent des parachutes dorés et des retraites chapeaux pour plusieurs générations.  Les optimistes sont des nihilistes alors que les pessimistes travaillent à préserver l’avenir…" Lequel ? Face à l’objectif de croissance des profits assigné par le discours STM, "croître en humanité" pourrait en constituer un autre, "moyennant la décroissance des inégalités, des transports, de la vitesse, la décroissance de la tyrannie de la finance et de la déresponsabilisation des discours de la science, de la technologie et du marché…"


Les Lumières avaient promis la satisfaction des besoins globaux grâce au progrès. Voilà celui-ci devenu "le problème". Si le mouvement vers le mieux s’est inversé vers le pire, le déni (Verleugnung dans la langue de Freud) n’est plus de mise : mettre sa tête dans le sable ne la sauvera pas de la lame de l’impensable…


Si l’homme contemporain s’est soumis à la servitude d’une forme à "prétention totalisante et hégémonique", déclenchant des processus dont il n’a plus la maîtrise, il ne s’est pas tsunamié pour rien : "la pensée demeure un bien rare et précieux" permettant (comme la psychanalyse comprise comme "opération de limitation de la jouissance") de refaire société, de libérer le chant des possibles et d’amorcer un virage éthique susceptible de nous relier à nouveau, en un nœud de correspondances subtiles, à ce qui sous le joug STM se délie.

 

 

Michel Loetscher


Dominique J. Roth, Critique du discours STM scientifique, technique et marchand. Essai sur la servitude formelle, éditions érès, 192 pages, 24 eur.


 

(1) Le rapport s’ouvrait sur l’apologue des nénuphars dont le nombre double chaque jour dans une mare…



Deux versions précédentes de cet article ont été publiées dans Les Affiches-Moniteur et L’Ami hebdo

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