Jean Cocteau : toujours la légende...

Bien sûr, il est délicat de demander à des journalistes d'enquêter vraiment sur un des grands auteurs qu'ils prétendent traiter : les journalistes font semblant de connaître un livre, passent au suivant, font semblant de le lire, et passent au suivant. Ainsi vont les " papiers "... Mais enfin, pour un numéro spécial consacré à Jean Cocteau, on pouvait espérer qu'un magazine tel que Télérama fasse un bel effort. 

L'effort a été fait, mais dans un sens inattendu. Reconnaissons d'abord que ce numéro spécial " Jean Cocteau ", paru en novembre 2013, est assez riche au plan iconographique : quelques photos, certains dessins de Jean Cocteau sont inédits.

Pour le reste, il s'agit d'un salmigondis effarant. 
La rédaction de Télérama nomme " biographe " un auteur qui n'a pas lu la moitié des livres de Jean Cocteau, et qui ne peut pas même expliquer pourquoi son père s'est suicidé, ni à quel point ceci a marqué le jeune garçon : Jean Cocteau avait 9 ans à ce moment-là. Il s'en est expliqué dans Le Passé défini et a même écrit, en 1922, L’Épouse injustement soupçonnée, où il révèle l'origine  de ce mystère : un homme qui a une ombre de dame et que son épouse peut confondre avec une femme... Las, le " biographe "  utilisé par Télérama n'en sait rien, car avant 1950, rien ne s'est produit, comme chacun sait ! 
Est-il possible que personne n'ait lu et contemplé les Photographies et dessins de guerre (1914 - 1918) de Jean Cocteau, qu'Actes-Sud avait publié en 2000 ?

Parmi les autres auteurs de ce numéro décidément très spécial, aucun, strictement aucun, n'est un spécialiste de l'œuvre de Jean Cocteau, sauf Jean Touzot, bien sûr, dont nous reparlerons.
Ainsi, ce numéro très spécial réussit ce miracle de nous sortir de son chapeau un Jean Cocteau brillant, malin, à qui tout réussit ! La légende des années 40 continue... 

Sur les souffrances physiques épouvantables du poète, sur ses maladies, rien ! Même l'incroyable affaire de La Belle et la Bête (que Jean Cocteau raconte dans son Journal du tournage de ce film) n'est pas prise en compte : voyant Jean Marais souffrir à cause des deux heures de maquillage qui permirent de composer son masque énorme, ce fut Jean Cocteau qui tomba malade et contracta un érythème !...

Sur l'usage de la drogue, et sur les motifs des voyages en Espagne à bord du yacht de Francine Weisweiller : rien. Les innombrables cures de désintoxication du poète sont à peine évoquées.
Même les extraordinaires dessins géants sur papier kraft, exécutés sous l'emprise de l'opium (1940-1950), dans lesquels des créatures végétales, des arbres et des hommes, s'interpénètrent et se massacrent ne sont pas mentionnés ! Il est vrai que les collections privées ne sont pas ouvertes à tous...
Sur les  mille préfaces dénichées par le professeur Pierre Caizergues, sur les cinq à dix lettres écrites chaque jour à d'innombrables correspondants, sur les dizaines d'inédits qui se trouvent à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris : rien !

Sur les raisons qui ont poussé à la réélection de Jean Cocteau, trois fois président du Festival de Cannes : rien ! Lui qui avait réussi à faire en sorte que les délégations russe et américaine ne se battent pas en public...
Sur son refus des honneurs, des coteries, sur son mépris des salons parisiens, rien évidemment !

Ainsi, on nous ressort pour la énième fois un Jean Cocteau qui ne souffre pas, qui est un dilettante brillant, travaillant peu, jouissant beaucoup - Jean Cocteau fut exactement l'inverse.

On voit que Télérama aurait gagné à consulter les livres qui ont été écrits avant 2005, et notamment la magnifique biographie de Jean-Jacques Kihm, Elizabeth Sprigge et Henri Behar : Jean Cocteau. L'homme et les miroirs, parue en 1968 dans la collection Vies perpendiculaires aux éditions La Table Ronde.

Heureusement, nous avons aussi Jean Touzot,  qui a consacré tant d'années à la vie et aux travaux de Jean Cocteau qu'il n'est plus besoin de le présenter. Je rappellerai donc ici l'un de ses derniers ouvrages : 
Jean Cocteau. Le poète et ses doubles, paru aux éditions de Bartillat en 2000. Et bien que Gallimard ait saccagé la publication des Œuvres complètes en Pléiade, exigeant que des coupes nombreuses fussent faites dans les appareils critiques, cet éditeur a tenté autrefois de se faire absoudre en offrant le très bon et très documenté Jean Cocteau, signé Pierre Bergé, dans la collection Découvertes. 

Un dernier mot : certains parmi les journalistes de Télérama ont abondamment puisé dans mon essai : Le Roman de Jean Cocteau sans me citer.
Loin de leur en vouloir, je leur rappellerai ce mot de Jean Cocteau, qui écrivait à Paul Morand : " Ils peuvent bien nous voler nos idées : nous en aurons d'autres ! "
Et comme on nous murmure que Jean Touzot vient de donner un autre essai sur Jean Cocteau aux éditions de Bartillat, nous allons le lire, et vous en reparlerons.

Bertrand du Chambon

Jean Touzot, Jean Cocteau. Le poète et ses doubles,  éditions de Bartillat, 2000. 21 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.