William Blake, des Chants d’Innocence au Laocoon

Ecrivain et poète, peintre et graveur, philosophe et mystique, le diamant se taille par résonances, échos et paires. Ajoutons qu’il est compositeur et que ses mélodies, qu’il décore, sont autant un plaisir pour l’oreille que pour la vue. On compte une centaine de volumes de vers, des milliers de dessins. Enfin, proclamant que « les choses de l’esprit sont les seules réalités », William Blake s’apparente à ces prophètes qui ont un message à délivrer. Il est donc en plus et pour couronner le tout, visionnaire, mot juste et abusif à la fois, que l’on se plaît à reprendre. Blake doutait du bonheur tel que la terre l’envisage ; il aspirait à un éden idéalisé mais qui finalement se pervertit. L’individu demeure aussi grand et intéressant que l’œuvre tout entier. Ces vocations ressenties comme des appels, chacune à la charnière de l’autre, assurent à son existence une unité évidente mais se déployant par parties, contrepoids, fractions désunies, elles en amoindrissent la cohérence. Tant de facultés induisent une dialectique. Face à lui, nous devons spéculer comme un savant devant un phénomène, si l’on donne au mot, en partant de son origine grecque, son sens premier qui joint apparition et rareté. Ainsi d’un météore qui parcourt le ciel nocturne, ainsi de cet homme sidéral qui traverse la scène sociale anglaise, l’occupe un temps, brille par de multiples côtés, puis s’écarte et disparaît, du moins s’éclipse jusqu’au terme de révolutions qui le ramènent sur cette même scène, sous un autre jour. L’ambigüité pourrait lui nuire, elle le sert. Il n’est pas inconnu, au contraire, ses étrangetés fascinent, ses déferlements attirent. Il est loin d’être connu, car sa personnalité déconcerte et revêt des dimensions que ses curieuses aptitudes prolongent mais brouillent.

 

Avec William Blake, il faut s’armer de curiosité, de persévérance, prévoir que la logique perd ce qu’elle croit avoir gagné. Accepter les dérangements, récuser les classements. Malgré les difficultés matérielles, la santé fragile de sa femme, Blake travaillait avec ardeur, fièvre, sans répit, se contentant de vivre « dans une petite pièce qui servait de cuisine, de chambre à coucher et d’atelier ». Les revers, les incompréhensions l’affectaient beaucoup. Il « se confina dans la solitude, n’ayant plus de familiarité qu’avec les esprits célestes qui conversaient avec lui, commandaient ses œuvres et en fournissaient les éléments ». Ses interlocuteurs ? D’illustres penseurs du panthéon de l’histoire occidentale, Homère, Virgile, Moïse, Pindare, Dante. « Si on lui demande sous quelle forme ces grands noms apparaissent, il répond : « Ce sont des ombres majestueuses, blanches mais lumineuses d’une taille supérieure à celle des vivants ».

 

Sur l’enclume de bronze qui lui tient lieu de crâne, l’intelligence de Blake a forgé des pièces incandescentes, des strophes où brûlent les tourments et se consument les joies. Il façonna des aquarelles flamboyantes aux lignes sinueuses et aux traits aigus, constellées d’anges et de chérubins, agrémentées de rocs, de nuages qui dérivent, de faucilles et de sceaux, de chars d’airain qui véhiculent des astres, de serpents qui se lovent autour des torses, de lunes et d’étoiles tatouant la peau, de flèches qui foudroient, de bénédictions, de rictus démoniaques et de sourires séraphiques, de douces apparitions et d’abominables survenances. Urizen, ce vieillard à la barbe vénérable que le vent fait ondoyer sur les ténèbres, l’entité primordiale, loge dans un halo de feu. Il est soutenu par des rayons d’or, auréolé par des élancements de flammes gigantesques qui demain illumineront la création. Blake dialoguait avec le cosmos.

 

Un des plaisirs que procure l’œuvre de William Blake est de se laisser bercer par les rythmes, qu’ils soient de musicalité visuelle ou de sonorités poétiques. « Chez Blake, point de coupes déversées sur la mer, les fleuves ou les sources des eaux, c’est le sang des hommes que roulent fleuves et océans ». Combien de phrases prises au hasard de ses textes entraînent le lecteur dans cet antre creusé à coups d’intuitions, d’obsessions, d’incantations où elles se déploient, résonnent et vibrent, se propagent, se recourbent, se ruent contre elles-mêmes, comme un ressac. « Les gémissements d’Enitharmon ébranlèrent les cieux et la Terre en travail, jusqu’à ce que déchirant son sein, un redoutable enfant surgit…Dans le tonnerre, la fumée, les flammes sinistres, les hurlements et le sang… ».

 

On accède à la vie et à l’œuvre de William Blake en essayant de les regarder entre deux miroirs. Leurs similitudes se répercutent mais progressivement finissent par se désavouer. Leurs oppositions, qui s’affichent a priori, lentement s’estompent. Elles se soudent en une seule et même épopée dont l’incantation est un hymne à cette aspiration d’«éternelle aurore » que l’homme recèle en lui. Peut-être que le voile de romantisme qui les recouvre adoucit les fractures et les exagère à la fois, comme si au bout du compte, seule demeurait l’énergie qui les a fécondées.

 

Le public a découvert ou redécouvert William Blake à l’occasion de l’exposition de 2009 au Petit Palais, aussi ample qu’intéressante. « Blake est tout négatif et jamais crédible », notait Erwin Panofsky. Voire ! Une journée d’études avait été organisée à l’initiative de Yves Bonnefoy, autre poète, grand critique, connaissant de l’intérieur le surréalisme, traducteur reconnu, auteur de tant de textes magnifiques. Cinq écrivains, professeurs, également poètes pour certains, critiques d’art pour d’autres, ont réuni leurs analyses et leurs regards afin de constituer cet ouvrage qui ouvre une nouvelle voie de recherche autour de Blake, aborde sous d’autres angles l’homme et son héritage et montre combien « l’articulation entre le travail poétique et le travail plastique est autrement complexe » que pour tant d’autres créateurs. Une lecture accessible mais de haut niveau.

 

Dominique Vergnon

 

Sous la direction de Yves Bonnefoy, William Blake, Collection essais/écrits sur l’art, Hazan, 224 pages, 32 illustrations, octobre 2013, 19 euros.

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