« Porn studies » : keskeSEXa ?

A la suite des cultural, gender et autres women studies, voici qu’un nouvel anglicisme se fraye une place dans le champ disciplinaire des sciences humaines : les porn studies. Leur objet ? De taille, on l’imagine. Les études pornographiques s’intéressent en fait aux représentations de la sexualité ainsi qu’à leur impact, tant sur les mentalités que sur les pratiques. L’on voit d’ici les enjeux considérables de telles recherches pour tenter de comprendre, du moins de mieux cerner, les rapports extrêmement complexes qu’entretient notre société avec la monstration du coït et des actes qui lui sont connexes (des préliminaires à l’orgasme).

 

La première préoccupation des « pornologues » (entre guillemets car l’essai ne dit pas, hélas, s’il convient de baptiser ainsi les experts en la matière) sera d’ordre définitoire : qu’est-ce que la pornographie, en substance et aussi par rapport à l’érotisme, cet autre concept avec lequel on tente de se garder de la confondre ? Le schéma prédominant est que le second serait d’ordre purement suggestif, et lié à l’attisement de la libido plus qu’à son assouvissement, tandis que la première, davantage explicite et visuelle, est usitée jusqu’à devenir un plaisir en soi. L’érotisme est sain, vital même ; la pornographie engendre des pratiques maladives, brouille la frontière entre bien et mal, flirte volontiers avec l’apologie du vice et l’éclosion des déviances psychologiques, des perversions. L’érotisme est sacré, la pornographie basique et primaire. L’érotisme serait tout ludisme, partage de sensations et de frissons, joyeux devis ; la pornographie choque, transgresse la morale et franchit les limites du respect porté à autrui. L’érotisme enfin est inventivité créatrice, tandis que le porno se trouve, dans certaines productions de masse en tout cas, de plus en plus rigidement codifié.


Il faut cependant accepter l’idée que la pornographie est un véritable miroir social, qu’elle existe en fait depuis les temps les plus reculés, et que sa pérennité est due à ses multiples greffes aux nouveaux modes de reproduction du réel… Les accélérateurs en croissance et en diffusion de la pornographie auront en effet été tour à tour l’imprimerie et la gravure, la photo, le cinéma, la vidéo, Internet. Mais les premiers supports de la pornographie demeurent l’image et le texte, et c’est l’un des mérites de l’étude de François-Ronan Dubois que de décloisonner le corpus à envisager : outre celle que l’on déniche en deux clics sur quelque moteur de recherche fournissant des capsules vidéos par tombereaux, la pornographie, c’est aussi des récits littéraires, des articles de magazines, de notices d’accompagnement aux supports audio-visuels, des galeries de photos montrant des individus s’y livrant en solitaire, en couples ou en groupes, des réseaux, des star system. Bref, la pornographie est un continent dont tout le monde connaît le nom mais que peu ont cartographié jusqu’en son cœur le plus ténébreux.


L’un des aspects les plus interpellants de l’étude de Dubois est peut-être l’historique qu’il retrace de ces fameuses porn studies, nées aux États-Unis, et ayant donné d’emblée lieu à de vifs débats quant à leur légitimité académique. Au pays du Bill of Rights, il n’est pas aisé d’accommoder liberté d’expression et puritanisme des mœurs. Dans les années 70, un front antipornographique va donc rapidement faire converger les discours de deux franges de l’opinion pourtant antipodaires : d’une part, les réactionnaires et les conservateurs soucieux des bonnes mœurs, d’autre part les féministes de gauche qui voient dans le porno l’aboutissement suprême de l’oppression patriarcale. De cette dernière mouvance se dégage cependant la dissidence des féministes pro-sexe, qui tend à dédramatiser la question et à subvertir la pornographie traditionnelle afin que la sexualité féminine, et plus encore non-hétérosexuelle, y conquière une place à part entière. L’évolution globale de la société occidentale confirmera cette tendance, sans pour autant jamais éradiquer l’antipornographisme, et Dubois de conclure : « la stratégie compréhensive de l’antipornographisme, qui constituait (sic, pour « consistait » sans doute) à assimiler la pornographie à un ensemble de déviances morales, dans une perspective soit chrétienne soit féministe, se trouve mise à mal dans son fondement même ». L’on appréciera au passage le soin discret que prend l’essayiste à filer la métaphore jusqu’au bout de sa période, alors qu’il venait juste de parler du retrait des sodomy laws


Pour donner suite à l’évocation de cette polémique, Dubois opère autant de très pénétrants focus sur les aspects juridique, psychopathologique et cinématographique de la question. Dans sa conclusion, il ouvre de captivantes perspectives, telle celle-ci : « la question est parfois moins celle de la pornographie que celle de la culture de l’élite et de la manière dont l’élite traite la culture populaire ».


On entrevoit cependant, dans les dernières pages de l’ouvrage, un aspect des porn studies qui peut s’avérer autrement dérangeant que son objet d’étude, et c’est l’insistance sur le caractère militant que, selon Dubois, elles doivent nécessairement recouvrir. À l’instar de leurs prédécesseurs (gender et women studies), les porn studies apparaissent comme une méthodologie mise au service d’un certain discours, louable en ses objectifs sans doute, mais enfin clairement instrumentalisée. Le problème qui se pose, lorsque l’on prétend – comme y appelle Dubois – hisser les porn studies au rang de « préoccupation collective et informée de la communauté des citoyens », est double : d’une part, ne risque-t-on pas de voir la discipline susciter ses propres objets, notamment dans le domaine de l’art, où des créateurs se lanceraient dans une pornographie dégagée du sexisme primaire et des clichés old school, et ce dans la seule perspective d’être étudiés puis à terme validés dans leur démarche ? Voilà qui biaiserait quelque peu la donne. Imaginerait-on un virologue qui ne chercherait des vaccins qu’aux maladies qu’il s’est ingénié a créer ? D’autre part – et ceci n’est que le corollaire de la première interrogation –, à vouloir introduire de la pornologie partout, ne risque-t-on pas de ne plus avoir nulle part  de pratique sexuelle spontanée, non codifiée et surtout non décodable, soit donc vécue dans la stricte intimité de la dimension individuelle ? La plus sûre emprise sur le plaisir, ce terrain d’exercice de toutes les libertés et de toutes les folies, ne commencerait-elle pas par sa mise en herbier ? En somme, en quoi la pornologie ne serait-elle pas en passe de devenir à son tour l’instigatrice de normes éthiques, comportementales, et dès lors, une nouvelle arme du biopouvoir ? On regrette qu’un Michel Foucault ne soit plus là pour en juger… 


Frédéric SAENEN

 

François-Ronan Dubois, Introduction aux Porn studies, Impressions nouvelles, mars 2014, 120 pp., 12 €

 

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1 commentaire

Ouhla, des pornitologues....Je vais lire cet essai pour le confronter à celui de Tachou car jusqu'à présent et  selon moi, c'est Frédéric Tachou qui a été le plus convaincant dans son approche de la  pornographie, avec son essai Et le sexe entre dans la modernité . Il remet en cause la façon dont on aborde le phénomène porno, loin de la vision manichéenne du bien et du mal, du beau et du laid,  je vous invite à le lire, la réflexion est très intéressante.

Sinon, fichtre, la pornologie au service du  biopouvoir , dit comme ça, ça fiche la frousse, ce concept....Mais Frédéric Saenen, ne vous inquiétez pas, les véritables adeptes des jeux de l'amour, des corps et de l'esprit, qu'ils soient délicats ou bien obscènes se fichent totalement des armadas les plus invasives qui prétendent les observer et les normer... bien au contraire , celles-ci attisent leur envie de s'envoyer au septième ciel en leur faisant la nique.