Cet énigmatique neveu de Verlaine

C’est un destin étonnant que celui de Paul-Jean Chonceleur. L’œuvre singulière de cet obscur poète paysan, qui vécut reclus pendant près de quarante ans dans une ferme des Vosges, vient d’être exhumée par un collectif de chercheurs, normaliens et écrivains, parmi lesquels se sont invités une présidente d’université et un professeur à la Sorbonne. (A paraître : Paul-Jean Chonceleur, l’homme aux sabots de vent, éditions la Fanfare)

C’est essentiellement  parce qu’il fut le neveu de Verlaine que Chonceleur revient aujourd’hui sur le devant de la scène. Car si nul ne saurait citer de mémoire un seul de ses vers, nous avons tous un jour évoqué d’une voix monotone les fameux sanglots longs des violons de l’automne, qui blessaient langoureusement le cœur de son oncle.

Mais laissons de côté la relation houleuse qu’entretinrent des deux hommes pour nous tourner vers la grande question que pose Chonceleur. Celle-ci, qui animera les premiers débats consacrés à son œuvre, est la suivante : ce poète est-il aussi candide qu’il le paraît, ou bien, au contraire, maîtrise-t-il le double sens qu’il assigne dans certaines de ses oeuvres à un poireau, à des noix, ou au plaisir de la pipe ? La question paraît secondaire, déplacée même, mais ne nous y trompons pas : elle est axiale. Toute réponse résoudrait le problème de la place qu’il convient d’assigner à l’œuvre de Chonceleur dans la littérature française. Le poète écrivait-il au premier ou second degré ? Etait-il ce paysan ingénu et sensible, ou bien faut-il le réduire à un satyre, riant à part-soi du bon tour qu’il jouait à ses lecteurs ingénus ? Puisque je ne prétends pas trancher ici le nœud gordien, je me permets de soumettre quelques uns de ses vers qui posent problème. Prenons le poème Les Noix (1902) :

 

La foudre vient d’abattre mon vieux et cher noyer

Je n’aurai plus de fruits. Las, mon plus grand regret

C’est que je n’irai plus au moulin de Bertile

Porter mes fruits à coques pour qu’elle en presse l’huile

J’aimais à demeurer avec la demoiselle

En lui montrant mes noix afin qu’elle les pesât

Mais le ciel a changé mon plus doux rituel

Et je suis privé d’huile, et d’un joli minois !

 

Le poète « montre-t-il ses noix » en toute innocence, ou bien faut-il interpréter ce vers au second degré, et y deviner une idylle – visiblement consommée –  avec une belle meunière ?  Le poème Herbacée (1899) joue – ou souffre – lui aussi  de l’ambiguïté qu’il suscite dans l’esprit de ses lecteurs.

 

 Souvent, lorsqu’ils sont mûrs et parfois gorgés d’eau,

Il faut absolument dépurer les poireaux

La main du paysan, toujours sûre de son geste,

Empoigne sans attendre l’herbacée potagère,

Pour l’assécher un peu, la rendre plus légère

Puis reprend, derechef, sa besogne agreste

 

Les réponses à ces interrogations figeront à coup à sûr la postérité du neveu de Verlaine. A la suite de deux séminaires organisés en 2016 dans de grandes universités françaises, et après la publication d’un essai collectif qui lui sera consacré, Chonceleur sera-t-il considéré comme ce grand poète qui a chanté la vie des humbles laboureurs, ou bien cet auteur singulier restera-t-il le vilain petit canard de la famille Verlaine, celui que l’on croise par hasard hors des sentiers battus de la poésie française, et dont les vers malicieux nous font sourire sous cape ? 

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