Jean-Yves Mollier, Une autre histoire de l’édition française : L'invention d'un métier

Menacée sur ses flancs par une réalité de plus en plus éprouvante et un virtuel de plus en plus envahissant, l’édition peut-elle encore irriguer le paysage d’une « postmodernité » dévastée - et préserver l’intelligence du monde avec un livre qui réussirait sa mue?

Le livre, cette si vieille passion française, se résignerait-il à tourner la page sur un âge d’or bel et bien révolu ? Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles, Jean-Yves Mollier consacre, trente ans après la monumentale histoire de l’édition menée par Roger Chartier et Henri-Jean Martin (1983-86), une somme aussi foisonnante que maniable (en douze chapitres hyperdenses) à ce qui correspond à l’esprit d’une civilisation et à son devenir, à l’ère de la concentration capitaliste, de la financiarisation dissolvante et des digital natives survoltés par la multiplication des écrans.

Tel semble bien le paradoxe de l’édition actuelle : de moins en moins de lecteurs, de plus en plus de livres – comme si la multiplication des titres proposés avait la vertu d’enrayer la chute des ventes, comme si la surproduction pouvait lever une armée de réserve de lecteurs sursollicités par tant de mirages par ailleurs….

La vie du livre avant 1777 et après. Au commencement, il y avait les tablettes d’argile, les stèles de pierre et les panneaux de bois – elles servent de support aux premières écritures apparues non loin de Babylone ou de Sumer, avant d’être remplacées par le volumen, le rouleau « cher aux auteurs latins » puis par le codex, cet ensemble de cahiers cousus ou collés les uns avec les autres dont la forme familière a traversé deux millénaires…

La naissance du livre imprimé vers 1454 change la face du monde, suscitant la floraison d’une multitude d’ateliers sur le continent – cette invention permet certes de diffuser la Bible mais aussi les écrits de Luther à partir de 1517 et fait du colportage des livres, brochures, almanachs et images une véritable institution, en cette période que Jean-Yves Mollier assimile à la préhistoire de l’édition.

La publication en 1549 du manifeste intitulé Défense et illustration de la langue française signe « l’acte de naissance de la littérature nationale », le Télémaque (1699) de Fénélon (1651-1715) devient la « matrice de la littérature de jeunesse » mais le système que nous appelons « l’édition » n’apparaît qu’avec l’arrêt d’août 1777 - et la première loi sur la propriété littéraire votée en juillet 1793.

La fureur de lire s’empare des bourgeoisies urbaines avec les œuvres emblématiques du XVIIIe siècle : Pamela ou la vertu récompensée (1740) de Samuel Richardson (1689-1761) – imprimeur de Sa Majesté, La Nouvelle Héloïse (1761) de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et Les Souffrances du jeune Werther (1774) de Goethe (1749-1832).

 La figure de l’entrepreneur « moderne », connu sous le nom d’ « éditeur », apparaît avec le libraire Charles-Joseph Panckoucke (1736-1798), qui fait naître un « marché » pour la réédition de l’Encyclopédie, concentre des périodiques entre ses mains et réunit autour de lui la « première véritable écurie d’auteurs de l’histoire de l’édition française ».

La fabrication du livre à la vapeur, « apparue dans l’imprimerie du Times à Londres en 1811 », modifie « de fond en comble la vie de l’atelier imaginé par Gutenberg quatre siècles plus tôt, le transformant en une usine moderne employant des centaines d’ouvriers » et amenant à la spécialisation des métiers : jusqu’alors, sous l’Ancien Régime, les tâches de libraire-imprimeur n’étaient pas encore distinctes de celles de diffuseur et d’éditeur, mais depuis la grande entreprise éditoriale de Panckoucke, ce dernier métier s’affirme et s’autonomise…

Louis Hachette (1800-1864) crée sous la Monarchie de Juillet ce qui allait devenir une entreprise tentaculaire grâce à l’essor de l’alphabétisation dans le sillage de la loi du 28 juin 1833 à l’origine de la réforme de l’instruction universelle – c’est par l’imprimé scolaire qu’il jette les bases d’un empire. Dès 1831, il présente au Ministère de l’Instruction publique une « offre remarquable de petits livres bon marché rédigés expressement pour répondre aux besoins de l’époque » - ce qui assure le décollage de son entreprise. Il se diversifie en créant la « Bibliothèque des chemins de fer » et les kiosques de gare (1853) – tissant la « toile d’araignée qui sert encore de support aux « Relays » d’aujourd’hui »...

Puisant dans les archives du Syndicat national de l’édition, Jean-Yves Mollier fait revivre les figures de ces industriels, restitue la marche de leurs affaires, avec leur vision stratégique - et montre comment « l’édition moderne » naît à l’époque romantique grâce au secteur scolaire, sous l’impulsion déterminante de Hachette puis de son concurrent Pierre Larousse (1817-1875)…

La naissance de « l’auteur ». Graduellement, les « auteurs » ont voix au chapitre – sans eux, point de livre, tout le monde en conviendra aisément… Rappelant la célèbre conférence de Michel Foucault (1926-1984) en 1969, complétée par ses soins (« il n’est pas d’auteur sans un régime juridique qui lui reconnaisse la libre jouissance de droits spécifiques et sans un marché de l’édition chargé de transformer ses textes en livres et de les répandre dans le public »), Jean-Yves Mollier précise que, « d’une certaine manière, c’est ce qu’avaient reconnu les arrêts du 30 août 1777 en autorisant enfin l’auteur à jouir comme il l’entendait de sa propriété littéraire »…

Mais qu’est-ce vraiment que le métier d’auteur ?  Le spécialiste de l’histoire de l’édition et des médias estime utile de rappeler que le plagiat et le mimétisme en constituent la base même –  le vol d’idée n’étant jamais « sanctionné par la loi qui ne connaît que la capture des mots, constitutive du délit de contrefaçon »… Un honorable métier fort perméable à la contextualisation, en quelque sorte – rien pourtant ne vaut la version et la voix originales comme on sait : « 1% d’inspiration et 99% de transpiration » ?

Nous voilà arrivés à cette période de transition et de grande incertitude où « l’on continue de penser le nouveau avec les concepts de l’ancien » - alors que toute la filière du livre cherche son « modèle économique » pour ne pas être emportée par le tsunami numérique :

« Le numérique n’a pas tué la lecture et il ne tuera pas le livre car un texte parcouru grâce au déploiement d’un rouleau, le volumen, l’ouverture d’un codex, le cahier, ou défilant sur l’écran d’une « liseuse » demeure un livre et l’expression maladroite de « lecture dématérialisée » est elle-même trompeuse car les ondes sont de la matière et l’encre électronique également, même si elle ne possède pas la rigidité du plomb. Seule l’édition n’est pas assurée de demeurer pérenne car la figure historique de l’éditeur, plaque tournante des métiers du livre, redouté mais recherché par les auteurs, a probablement achevé sa course historique. ».

Après la parenthèse enchantée ouverte au XIXe siècle avec les progrès de l'alphabétisation, la démocratisation de la lecture, le succès des romans-feuilletons de Balzac (1799-1850), Dumas (1802-1870) ou d’Eugène Sue (1804-1857) et l'appétit pour les histoires, assisterions-nous… juste au retour du livre rien que pour les « happy few » comme au temps de Stendhal (1783-1842) ?

L’appétit pour le récit n’en demeure pas moins –  la génération née avec les écrans trouve le romanesque sur d’autres supports comme les séries télé… La fonction éditoriale de demain sera-t-elle assurée par des auteurs-entrepreneurs suffisamment déterminés pour en maîtriser tous les métiers, suffisamment inspirés pour recréer le « roman populaire » capable de s’adresser au XXIe siècle, suffisamment passionnés pour préserver un espace où se confrontent les idées – et préserver l’intelligence du monde contre ce qui la fracture et l’émiette ?

Michel Loetscher

Jean-Yves Mollier, Une autre histoire de l’édition française, La Fabrique, août 2015, 430 p., 15 €

Paru dans les Affiches-Moniteur

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